Romandie
et routinière. Au commencement
de leur union, il avait eu à vaincre la retenue d’Élise dans les rapports
amoureux. Bien qu’informée et dénuée de pruderie, vierge pusillanime dont les
sens n’avaient pas encore été éveillés, elle avait, pendant des nuits, retardé
par des atermoiements agaçants le complet abandon qu’elle souhaitait offrir
tout en le redoutant. Le tact et la tendre patience d’Axel l’avaient enfin
conduite au plaisir sans honte, mais subsistait en elle une défiance envers certains
raffinements admissibles, qu’elle jugeait cependant peccamineux. Axel avait été
initié jeune aux gestes élémentaires de l’amour par Tignasse, l’épicière de La
Tour-de-Peilz, femme d’une ardente rusticité. Puis il avait été instruit et
affiné par sa maîtresse anglaise, Elizabeth Moore, perverse et exigeante, avant
de rencontrer, improvisatrice fantasque et voluptueuse, d’une invention
délirante, Adriana la Tsigane, dont l’image et le rire surgissaient parfois d’une
manière inopportune de sa mémoire comme si, sorcière défunte, elle entendait
contrarier… ou participer à la trop sage étreinte conjugale !
Souvent, au lendemain de ce genre de réminiscences aberrantes,
il montait à Belle-Ombre, pour goûter le plaisir égoïste de la solitude, assis
sous la tonnelle, face au lac. Un matin où Louis Vuippens, le seul à qui il pût
confier ses plus intimes pensées, l’avait rejoint, Axel lui fit confidence d’un
trouble qui ressemblait fort à de l’agacement.
— C’est idiot d’en vouloir à une morte dont le souvenir
apparaît aussi mal à propos. Car je ne puis me défendre de comparaisons malséantes
et dont j’ai honte, Louis, dit-il.
Le médecin marqua un silence, tout en scrutant le visage de
son ami. Le regard fixé sur les montagnes de Savoie, Axel s’était adressé au
médecin comme à un exorciste.
— L’inconscient nous joue souvent ce genre de tour, Axel.
Ce n’est pas l’amie défunte qui se manifeste, tel un fantôme, mais le sentiment,
inavoué et inavouable, qui surgit soudain, pour te prouver que le mariage ne t’a
pas encore apporté la paix à laquelle tu aspires.
— Adriana était si différente d’Élise, Louis. C’était
une tigresse réincarnée en odalisque, combattante et jouisseuse. Femme, terriblement
femme par le corps et les sens, mais homme par sa résistance physique et sa
pugnacité téméraire. Dépourvue de scrupules, hautaine, rude, parfois grossière,
elle n’aurait jamais pu prétendre à être, chez nous, ce que nous appelons une
dame, et cependant elle était plus que ça. L’héritière d’une noblesse primitive,
sauvage.
— Tandis que ta femme est un pur produit de la société
calviniste, pieuse et policée. Élise a été fabriquée, si j’ose dire, dans le
moule confortable d’un intérieur de pasteur érudit et aisé. Son territoire
moral est limité par des tabous religieux. Elle applique en toutes
circonstances les bonnes manières protestantes qu’on lui a enseignées, dit le
médecin.
— Et je l’aime ainsi, Louis, dit Axel, ému.
— C’est une belle et bonne épouse, qui va, j’espère, te
donner un fils. Mais vois-tu, le calvinisme a fait du désir un péché. Au lieu d’y
voir le stimulus de la vie, la force qui porte à la conservation de l’espèce, le
calvinisme a jeté l’opprobre sur les rapports amoureux et le plaisir physique, qui
n’est que prime à la procréation. C’est en cela qu’au lieu d’exalter la
création il la prive, finalement, d’une part d’humanité. Il est bien certain, pour
un gaillard comme toi, à qui Chantenoz a enseigné un épicurisme accommodé à sa
façon – je l’entends proclamer encore : « Les seuls plaisirs de
l’homme sont d’ordre physique » –, qu’Élise ne peut, Dieu merci, se
conduire, au lit ou ailleurs, comme ta défunte Tsigane. Cesse de te tourmenter
et vois ton bonheur, Axel. Beaucoup te l’envient, moi le premier !
Dès qu’au milieu de l’été, Élise, dont les nausées se
calmèrent, commença à prendre de l’embonpoint, la couturière fut convoquée pour
lui confectionner des robes plus amples. Alexandra, à qui rien n’échappait, interrogea
Pernette.
— Quand une dame est enfle comme ça, c’est qu’elle
posera un bébé quand elle aura vu dix lunes. En attendant, elle le porte comme
les vaches, dans son ventre. Et puis, un jour, il sort et on fait le baptême, dit
la fille du pays
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