Romandie
l’île aux Barques à Jean-Jacques
Rousseau permettrait, peut-être, de faire oublier à l’Europe libérale que le
bourreau de haute justice avait dû, le 17 juin 1762, exécuter la sentence
des magistrats genevois et jeter dans les flammes Du contrat social et l’ Émile, livres « téméraires, scandaleux, impies ». Et cela, même si
certains calvinistes, opposants farouches à l’érection d’une statue de Rousseau,
venaient, plus d’un demi-siècle après la mort de l’auteur, de ressortir des bibliothèques
un vieux pamphlet anonyme… que tout le monde savait être de la plume de
Jean-Robert Tronchin [25] ,
qui, sous le titre anodin Lettres écrites à la campagne, avait tenté de
justifier, en 1764, la condamnation du philosophe et de ses œuvres.
Au soir de l’inauguration de l’hôtel des Bergues, après le
dîner chez les Laviron, alors que les Métaz se préparaient à regagner leur
appartement à l’hôtel de l’Écu, Élise porta soudain la main au front, pâlit, poussa
un gémissement et, prête à perdre conscience, s’effondra sur un sofa. Anaïs
Laviron se précipita et rassura tout de suite Axel et son mari.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, s’empressa-t-elle de
dire, avant de sonner sa femme de chambre pour réclamer des sels.
Tandis qu’Axel, tout de même un peu inquiet et ne sachant
que faire, tapotait doucement la main de son épouse, le visage d’Élise reprit
ses couleurs. La jeune femme se redressa et sourit à son mari, s’excusant
auprès des Laviron de s’être ainsi donnée en spectacle. Anaïs fit signe à
Pierre-Antoine de sortir avec elle et les Métaz se retrouvèrent seuls dans le
salon.
— Eh bien ! vous m’avez fait peur. Si un tel malaise
se reproduit, vous devrez consulter Vuippens, dit Axel en entourant de son bras
les épaules d’Élise.
La jeune femme sourit à nouveau.
— Je consulterai Louis, bien sûr, mais ne vous
inquiétez pas : je sais l’origine de ce petit trouble. Cher Axel, vous
allez être papa, c’est là toute ma maladie, ajouta-t-elle en laissant aller sa
tête sur la poitrine de son mari.
— Ah ! c’est donc cela, soupira Axel, rassuré.
— Vous êtes heureux… au moins, demanda vivement Élise, déconcertée
par le flegme du futur père.
Bien qu’elle sût Axel peu expansif, elle s’attendait tout de
même à une démonstration de joie plus évidente, presque à une manifestation de
gratitude. Élevée par un père pasteur qui allait répétant que la seule
justification du mariage est la procréation de nouveaux chrétiens, elle eût
aimé qu’Axel, pour qui l’étreinte amoureuse était un plaisir dont il semblait
négliger les prévisibles conséquences, prît maintenant conscience, avec gravité,
de sa prochaine paternité.
— Comment ne serais-je pas heureux, chère, très chère Élise.
Que peut désirer de plus un homme dans ma situation qu’un enfant de la femme qu’il
aime ? Hein, que désirer de plus que votre bonheur d’être mère ? dit-il
en l’embrassant.
— J’ai déjà demandé à Dieu de vous envoyer un fils, dit-elle,
émue.
— Garçon ou fille, ma chérie, quand cet enfant
verra-t-il le jour ?
— En décembre, sans doute avant Noël, si tout va comme
cela devrait aller, précisa Élise.
Axel fut dispensé de tout commentaire par la réapparition de
M me Laviron, réjouie et portant un plateau chargé d’un verre, d’un
carafon d’eau et d’un flacon de liqueur de mélisse.
— Vous avez donc deviné la cause de cet accès de faiblesse ?
demanda Axel en lui prenant le plateau des mains.
— Ce genre de malaise, après le repas, chez une jeune
mariée, cher enfant, ne trompe pas une femme qui a été mère. Et puis, vous ne
le saviez pas mais ce matin, à l’hôtel des Bergues, pendant les discours, nous
nous sommes éclipsées, Élise et moi. La tête lui tournait. Elle m’a alors fait
part de son état. Voilà pourquoi, tout à l’heure, je ne me suis pas inquiétée
comme vous, heureux homme.
Bien que les Laviron aient offert une chambre aux Métaz,
Élise préféra regagner l’hôtel de l’Écu, où les époux logeaient pendant leurs
séjours à Genève.
Près de sa femme, vite endormie, Axel demeura longtemps
éveillé. Il ne s’était guère soucié, jusque-là, de l’arrivée d’un enfant. Depuis
son mariage, il considérait Élise plus en maîtresse à demeure sous son toit qu’en
épouse, le mot ayant pour lui une connotation bonasse
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