Romandie
la
peinture du paysage », lisait-on dans la dernière livraison du journal.
Au cours de la soirée, les Parisiens racontèrent que, s’étant
arrêtés à l’auberge du col de la Faucille avant de prendre la diligence pour la
Suisse, ils avaient été dénoncés comme espions. M. de Montrond, sous-préfet
de Gex, s’était déplacé pour les interroger sur la façon étrange qu’ils avaient
de tout observer et de prendre sans cesse des croquis de la frontière ! Depuis
les émeutes de Lyon, la police de Louis-Philippe, devenue très soupçonneuse, envoyait
partout des mouchards. L’un d’eux avait signalé la présence à Genève des fils
du général Bourmont, garçons inoffensifs, que refusaient de fréquenter les
grognards du café Papon. On avait cru néanmoins que Rousseau et Lorentz étaient
de faux peintres se rendant à Genève pour transmettre aux fils Bourmont un
message des républicains lyonnais ! Une fois le malentendu dissipé, le
comte de Montrond avait signé un sauf-conduit, que l’on mit sous les yeux des
Vaudois. Vuippens lut à l’intention de ses amis : « Le sous-préfet de
l’arrondissement de Gex prie les autorités helvétiques de laisser passer et
repasser dans les cantons de Genève, Vaud, Valais, M. Rousseau, artiste de
Paris, porteur d’un passeport à l’intérieur. Bon pour quinze jours. Gex, 12 octobre
1834. Comte de Montrond [46] . »
— Belle pièce de littérature administrative, commenta
le général de Fontsalte.
Au cours de leurs pérégrinations, les artistes avaient
assisté à la désalpe dans le pays de Gex et Théodore Rousseau, émerveillé par
le lent défilé des troupeaux fleuris, vu par le peintre tel un retour d’exode, une
épopée pastorale, une scène biblique, avait pris sur le vif un dessin, qu’il
montra et dont il se promettait de tirer, sitôt de retour à Paris, un grand
tableau [47] . Au cours de
son bref séjour à l’hospice, Théodore Rousseau avait peint le réfectoire des
moines et esquissé les environs du monastère. Lors de la descente de la veille,
le mauvais temps et les Anglais, que les deux Français voulaient à tout prix
distancer, avaient interdit tout arrêt pour dessiner un décor d’ailleurs noyé
dans un épais brouillard d’automne.
Alors que les voyageurs regagnaient leur chambre, l’aubergiste
laissa entendre que les flocons pourraient bien être au rendez-vous de l’aube.
Cette prévision se révéla exacte. Au matin, les Vaudois
durent abandonner leur berline et louer des mules, car la première neige les
avait devancés sur le chemin de l’hospice. Passé la gorge de la Drance de Valorsey,
qui cascadait sous un pont frêle, puis le plan de Proz, la route devint
difficile car, bien que mince, la couche de neige, gelée pendant la nuit, devenait
pâte glissante sous le pied des mules.
Cheminant en file indienne sur leurs montures conduites par
les fils ou les petits-fils de ceux qui, en mai 1800, avaient guidé
Bonaparte, son armée et ses officiers, dont Blaise de Fontsalte, en route pour
la victoire de Marengo, les trois hommes admiraient, comme lors de leur
première découverte, la grandiose architecture du site. L’air, d’une limpidité
virginale, et le soleil d’automne s’accordaient pour conférer au relief une
ampleur quasi surnaturelle.
Vuippens, qui allait devant, claironnait les noms des
sommets qu’il connaissait mieux que personne pour les avoir escaladés dans sa
jeunesse, le Petit-Velan, la Gouille, le Grand-Velan dont il rappela l’altitude :
3 765 mètres. Plus loin, il désigna, au nord, la Chenalettaz, au midi,
le Mont-Mort, au couchant le Pain-de-Sucre et la combe Marchanda, où glissaient
les avalanches meurtrières qui convoquaient sur les champs de neige les moines
alpinistes et leurs grands chiens fouisseurs, descendants du célèbre Barry, mort
en 1814 et empaillé par les Bernois reconnaissants.
Blaise, lui, se taisait, enfermé dans ses souvenirs
militaires. Axel, le nez au vent, s’imprégnait de la grandeur du paysage alpin.
Au-dessus des flancs escarpés, les pyramides de rocs plissés, dont une lumière
crue aiguisait les arêtes, les éboulis gris, pareils à de la grosse grenaille
de fer, les cônes dorés des mélèzes, près de perdre leurs aiguilles, les pics d’une
blancheur éblouissante sous la neige nouvelle, plaqués tels des collages géants
sur le ciel de laque bleue, constituaient un décor d’une écrasante et inhumaine
majesté. Les
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