Sachso
jours, mais le manège est découvert. Je suis interrogé par le chef de la kolonne, le Vorarbeiter, le chef de hall. “Sabotage ! Espionnage !” résonnent à mes oreilles. Bref, le commandant du camp, mis au courant de cette importante affaire (!), veut me voir. Il a une mauvaise réputation bien établie ; pourtant, je réussis à lui arracher un sourire en racontant que j’avais l’impression chaque matin que le Père Noël était passé et que c’était depuis ces journées que je croyais vraiment au Père Noël !
« Plusieurs heures debout, le nez contre le mur, est ma punition. »
En mai 1943, la ceinture de barbelés englobe totalement le hall 2 dans le camp Heinkel : il n’y a plus de P. G., uniquement des déportés. Des déportés et des civils allemands.
Les civils sont environ quinze cents, habitant la région ou venant chaque jour de Berlin par un train spécial qui emprunte l’embranchement particulier de l’usine. Le personnel d’encadrement, les Meister, sont en général des nazis à cent pour cent, dont beaucoup réussissent à ne pas partir au front grâce à leurs relations. Il faut s’en méfier, même quand leur arrogance et leur fatuité les incitent à franchir les bornes du ridicule.
Au hall 6, André Vialaneix surveille un civil qui, presque tous les jours, traverse l’atelier en scrutant de tous côtés : « Il est petit, ventru. Il a les jambes arquées, les yeux globuleux et la tête montée sur un cou ressemblant à celui d’une volaille plumée. Sans considération ni respect pour la gent ailée, nous le baptisons “Tête de moineau”, mais nous n’avons pas vu le plus beau.
« Un matin, il entre, claque les talons, fait le salut fasciste en lançant un tonitruant “Heil Hitler !” Tous nos regards se fixent sur lui. Il a revêtu un uniforme S. A. (sections d’assaut) : un képi à fond surélevé, sorte de haut de forme à visière ; une vareuse trop grande pour ses épaules taillées en bouteille SaintGalmier et trop étroite pour son gros ventre ; une culotte de cheval trop bouffante et des bottes dans lesquelles ses mollets de coq se brinqueballent…
« Dans cet accoutrement, agrémenté d’un brassard à grande croix gammée, on dirait un clown exécutant son numéro. Il pense sans doute nous intimider. Ce guignol ne réussit qu’à nous faire jubiler intérieurement de sa bêtise. »
Roquets ou chiens de garde, ces civils-là sont bien dressés. Ils sont conviés périodiquement à des réunions où les déportés leur sont dépeints comme des résidus de la société, à ne pas ménager. Pourtant, il y a des exceptions. Des ouvriers et même certains Meister participent courageusement à l’action résistante avec les détenus qu’ils ont sous leurs ordres. En outre, l’habileté professionnelle des Français, qui se surpassent quand il s’agit de « perruque » , facilite les contacts. Dès le 1 er décembre 1943, dans plusieurs kolonnes, des « spécialistes » confectionnent des jouets ou des objets d’art que les civils travaillant à leurs côtés veulent offrir en cadeaux de Noël. Enfin, il y a la guerre qui se prolonge, la recrudescence des bombardements et c’est assez pour modifier le comportement d’une partie de ceux que Hitler a dupés.
Même sans bombardements, les alertes aériennes perturbent souvent les activités de Heinkel. Les hululements des sirènes et les hurlements de la meute des gardes-chiourme précipitent les détenus dans les sous-sols des blocks en dur qui font face à chaque hall. Quant aux civils et aux S. S., ils courent vers leurs abris particuliers, au-delà des barbelés. Dans les ateliers déserts et silencieux ne rôdent plus que quelques-uns des prisonniers allemands enrôlés dans la « défense passive » du camp et arborant le brassard « Luftschütz ». Seuls les S. S. de garde dans les miradors ou près des postes de D. C. A. encadrant l’usine restent à leur place. Entre les deux cavalcades et les coups qui marquent la course aux abris et le retour au travail, chaque alerte est un moment de répit, car les chefs de block, Vorarbeiter et autres auxiliaires des S. S., abandonnent leur troupeau pour des refuges à part où la sécurité leur semble meilleure. Cette semi-liberté est l’occasion de rencontres, de discussions sur la situation.
Après l’attaque aérienne du 18 avril 1944 contre le camp-usine Heinkel (il en sera parlé longuement dans un autre
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