Sarah
lendemain
qu’elle parvint à échapper en toute sécurité au regard de sa servante. Elle se
glissa dans le jardin, retira les paquets d’herbes infusées de la cruche. Ils
étaient devenus blancs et ratatinés. Importait-il vraiment qu’ils aient macéré
si longtemps ? Saraï en doutait. Ce qui importait, c’était qu’elle les
cache jusqu’au moment où elle pourrait les détruire !
Après avoir respiré les odeurs répugnantes
qui empestaient l’antre de la sorcière, Saraï redoutait le goût de la potion.
Sa surprise fut grande de trouver l’infusion douce, si sucrée qu’elle semblait
contenir du miel. À peine laissait-elle un arrière-goût acide et
rafraîchissant. C’était loin d’être désagréable, et même aurait-on pu en boire
pour son seul plaisir. Aussi, craignant de n’avoir guère de liberté dans les
heures à venir, Saraï décida sans hésiter d’ingurgiter la cruche entière.
Lorsqu’elle revint vers la cour des femmes,
pour la première fois depuis des jours elle se sentit apaisée. Enfin, cela
était fait. Enfin, l’herbe de sécheresse était dans son ventre. Le sang
n’allait pas venir entre ses cuisses.
Elle devinait comment cela allait se
passer. Après deux, trois, cinq jours sans que le sang mouille ses linges,
Sililli, ses tantes, son père la croiraient malade, car aucun d’eux ne pourrait
imaginer qu’elle avait eu le courage de pénétrer dans l’antre d’une kassaptu. Il leur faudrait faire quantité d’offrandes à Nintu. Malgré tout, le sang
ne coulerait pas durant deux lunes, peut-être trois.
Assez longtemps pour que son père repousse
la venue de l’époux.
Si longtemps qu’il lui faudrait même
renoncer à offrir sa fille à quiconque.
Assez longtemps pour que le mar.Tu Abram
soit de retour.
Ce soir-là, profitant d’une brève absence
de Sililli, Saraï dissimula prestement les cinq paquets de l’herbe de
sécheresse sous sa couche. Puis elle se plaça devant la figure de la déesse
Nintu peinte en rouge au pied de son lit. Elle ouvrit les bras, les paumes,
renversa le visage face au ciel. Sans que ses lèvres bougent, sans que nul
l’entende, elle implora la clémence de Nintu :
O Nintu, patronne de la mise au Monde,
toi qui reçus la brique sacrée de l’accouchement des mains d’Enki le Puissant,
toi qui tiens le ciseau du cordon de naissance,
Considère ta fille Saraï, sois patiente
avec elle,
Baisse les yeux sur ma faiblesse,
Regarde le sang qui est dans mon
cœur :
Il est froid pour l’époux que je n’ai
pas choisi.
L’herbe de sécheresse est comme le nuage
dans le ciel,
Il n’empêche pas longtemps le soleil de
briller.
O Nintu, pardonne à Saraï, fille d’Ichbi
Sum-Usur.
*
* *
Ce ne fut qu’à la fin de la nuit, alors
qu’elle dormait profondément, que l’enfer entra dans le ventre de Saraï.
Elle le vit d’abord en rêve. Des flammes
dansaient et pénétraient son corps comme un homme. Elle tenta de les repousser.
Mais ses mains traversaient le feu sans l’amoindrir. Son propre corps lui
apparut. Il gonflait et rougissait tandis que les yeux de la kassaptu se
plissaient de plaisir et qu’elle lançait d’une voix forte : « Voilà,
maintenant, c’est la vérité : tu es une femme-ouverte. » Et le corps
de Saraï se fendait, ses entrailles se déchiraient, se calcinaient. Elle les
voyait tomber sur le sol, noires et ratatinées. La douleur l’agitait et la
tordait. Son ventre, pareil à une calebasse évidée, lui tirait des larmes, des
cris. Des cris qui se mêlaient à son nom et qui la réveillèrent.
— Saraï ! Saraï ! Pourquoi
cries-tu ainsi ?
Sililli lui tenait les mains, le visage
penché sur elle, à peine éclairé par la mèche d’huile, déformé par la peur.
— Tu as mal ? demandait Sililli.
Où as-tu mal ? Saraï ne pouvait répondre. Le feu de son ventre consumait
l’air de ses poumons. Elle parvenait à peine à respirer.
— Ce n’est qu’un cauchemar, suppliait
Sililli. Il faut te réveiller.
Le feu jetait de la glace dans ses membres.
Elle les sentait devenir durs et cassants. Elle ouvrit grande la bouche tant il
lui était difficile de respirer. Sililli la saisit à bras-le-corps pour
soutenir son buste arqué à se briser. Soudain, au-dedans d’elle tout devint
mou, poussiéreux, ainsi qu’une pourriture se transformant en cendres. L’air
entra enfin dans ses poumons. Il y balaya la cendre et ce qu’il restait du feu.
Elle vit le noir venir.
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