Serge Fiori : s'enlever du chemin
répétition ; alors que la guitare semble jouer
d’elle-même, que les doigts du musicien glissent sans réfléchir sur les cordes, que l’instrument est devenu un prolongement de la main du compositeur, celui-ci commence
à entendre une musique qu’il n’aurait jamais composée
avant ce moment béni, une mélodie qui s’anime, prend
vie, commence à exister et appelle des mots, dont les sons
se transforment petit à petit en paroles, en parfaite osmose
avec la musique élaborée. Plongé dans un monde à part,
en état de grâce, Serge s’empresse d’inscrire le texte de sa
chanson, de noter la mélodie ; il s’exécute dans l’urgence,
qu’il doit à la fébrilité de la création, avec la conviction que
tout cela ne vient pas de lui, qu’il n’a été que le canal de
quelque chose de plus grand. Il s’est trouvé au bon endroit,
au bon moment, parce que la transe et l’improvisation lui
ont permis de s’enlever du chemin.
Ainsi sont nées les chansons de Serge Fiori, et celles
d’Harmonium.
Au sein de cette méthode de création, c’est tout ce qui a
construit Serge qui s’exprime et remonte à la surface : son
enfance, son adolescence, ses influences musicales, son bad trip, suivi de son coma. Après avoir créé ses premières
chansons de cette façon, Fiori comprend qu’il ne peut, à
l’instar d’autres auteurs-compositeurs, écrire des textes et
les mettre en musique selon des méthodes plus conventionnelles : ça lui est impossible. Depuis qu’il a élaboré sa
propre méthode, son état de transe et d’improvisation, depuis qu’il en a constaté les résultats exaltants, il ne voit pas
comme il pourrait procéder autrement. Comprenons qu’il
ne juge pas la manière des autres de produire leurs propres œuvres : à son avis, chacun doit trouver la voie qui lui
permet de faire éclore et d’actualiser son talent. En ce qui
le concerne, la façon traditionnelle ne convient pas. Est-il
pour autant condamné à rechercher et à revivre cet état de
grâce lors de la création de chaque chanson ?
L’état de grâce est – par définition –, soudain et rare, et
procède
d’une
conjonction
exceptionnelle
d’émotions,
de sentiments, d’adresse et de talent ; il ne peut se commander. Fiori, pour sa part, recherchera toute sa carrière
à provoquer cet espace-temps privilégié d’où jaillissent
ensemble le texte et la musique. Il joue des nuits entières
et, à l’instar des personnes zen qui méditent, il demeure
là sans être présent, sans prendre de place, sans s’en faire,
convaincu que quelque chose finira bien par émerger, mais
sans attendre de résultats immédiats. C’est le plus difficile :
se mettre en réserve, être patient et ne pas avoir d’attentes.
S’il a des désirs, il peut sécher un mois sur une pièce avant
de se résoudre à l’abandonner, faute de voir surgir l’étincelle tant attendue. Il doit éviter d’espérer, s’empêcher de
s’attacher à ce qu’il fait. Lorsque, après un certain temps, la
rencontre entre les paroles et la musique ne se produit pas,
il doit tout jeter : les accords, les sonorités, les quelques
mots… Il ressent alors frustration et colère ; c’est une sorte
de deuil intolérable qui remet tout en question : sa méthode, son talent, sa motivation, sa valeur. Le musicien interrompt alors toute activité musicale et erre dans les rues
à la recherche d’un je-ne-sais-quoi (« j’ai l’air de Snoopy
sur sa cabane », avoue-t-il avec humour), avant de réaliser
que cet échec tient à bien peu de choses. « Serge, se dit-il,
c’est juste ton mantra qui était pas bon, c’est tout. » Alors,
il reprend tout à zéro et, à l’aide de nouveaux accords, il
recommence tout le processus.
Parfois, ce sont les accidents qui sont à l’origine de sa
créativité : alors qu’il utilise des accords standard et inscrits dans une suite logique, le téléphone sonne, ou encore
il trébuche dans les fils et, accidentellement, erreur ou distraction, il se trompe d’accord. La modulation sonore qui
vient d’émerger de la guitare s’avère prodigieuse : c’est la
révélation ! Il tient enfin quelque chose de puissant et d’original ! Mais comment provoquer ces accidents ? On ne peut
planifier un tel événement, cela va de soi, mais on peut, par
contre, créer un environnement propice pour qu’il survienne, en ouvrant la porte
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