Shogun
attaché au cheval de tête. Buntaro avait regardé
autour de lui. Il resta agenouillé et quand l’homme arriva derrière lui, il lui
fit signe de s’en aller, prit son couteau à deux mains, lame retournée vers
lui. Toranaga mit ses mains en porte-voix et cria :
« Buntaro-san ! Partez avec eux. Essayer de vous échapper ? »
Le cri balaya la crête des vagues, se répéta, et Buntaro le perçut très
clairement. Il hésita, couteau brandi. Il entendait à nouveau le même appel
insistant et impérieux. Il recula avec effort devant la mort et contempla la
vie et l’évasion qui lui étaient ordonnés froidement. Le risque est gros. Mieux
vaut mourir ici, pensa-t-il. Toranaga ne sait-il pas ça ? Voilà une mort
honorable ! Là-bas, c’est la capture certaine. Où t’en vas-tu ? Trois
cents ri, jusqu’à Yedo ? Tu es certain d’être pris ! Il sentit
la force frémir dans s on bras. Il vit la dague aussi ferme
et pointue qu’une épingle se balancer devant son abdomen nu. Il désira cette
agonie, cette mort qui vous libérait, enfin. De tout. Son âme réclamait
l’oubli, à présent si proche, si facile et si honorable. La vie
prochaine serait meilleure. Comment pourrait-elle être pire ? Il
reposa pourtant son couteau et obéit. Son suzerain venait d e lui
ordonner la souffrance ultime et d’annuler sa tentative de paix. Qu’existe-t-il
d’autre pour un samouraï, en dehors de l’obéissance ?
Il se leva en hâte, sauta en selle, planta ses talons dans
le s flancs de l’animal et s’enfuit. D’autres ronin -cavaliers
surgirent de la nuit pour protéger sa retraite et abattre ses poursuivants.
Puis ils disparurent à leur tour, quelques Gris à leurs trousses.
Un éclat de rire s’éleva du bateau.
Toranaga martelait le plat-bord de joie. Yabu et ses
samouraïs rugissaient de plaisir. Même Mariko riait.
« Un homme s’en est sorti, mais qu’en est-il de tous
ces morts ? cria Blackthorne, fou de rage. Regardez à terre. Il doit au
moins y avoir trois ou quatre cents corps allongés là. Regardez-les, pour
l’amour de Dieu ! »
Mais son cri se perdit dans l’éclat de rire général.
La vigie de beaupré poussa un cri d’alarme. Le fou rire mourut aussitôt.
2 6
Toranaga dit calmement : « Pouvons-nous forcer le
barrage, capitaine ? » Il regardait les bateaux de pêche massés à
cinquante mètres et l’intervalle qui subsistait entre eux.
« Non, Sire.
— Il n’y a pas le choix, dit Yabu. Nous ne pouvons pas
faire autrement. » Il jeta un coup d’œil vers les Gris qui attendaient sur
la jetée et dont les insultes moqueuses lui parvenaient, portées par le vent.
Toranaga et Yabu étaient à l’avant. Le tambour s’était tu. La galère dansait
sur une mer d’huile. À bord, tout le monde attendait la décision. Ils savaient
qu’ils étaient pris au piège. Désastre sur le quai, désastre devant eux.
Désastre imminent. Le filet se refermait de plus en plus. Ils allaient être
capturés. Ishido pourrait attendre des jours si besoin était.
Yabu bouillait. Si nous étions sortis du port tout de suite
au lieu de perdre du temps en nous occupant de Buntaro, nous serions maintenant
en sécurité, se dit-il. Toranaga perd la raison. Ishido va croire que je l’ai
trahi. Je ne peux rien faire, à moins de nous frayer un chemin hors du port.
Même ainsi, je suis voué à rester du côté de Toranaga contre Ishido. Rien à
faire. À moins de donner la tête de Toranaga à Ishido, neh ? Ça te
permettrait de devenir régent et de recevoir le Kwanto , neh ? Avec six mois de temps devant toi, tes samouraïs armés de mousquets,
pourquoi ne deviendrais-tu pas président du Conseil des régents ? Pourquoi
pas le gros lot ? Éliminer Ishido e t devenir
commandant en chef de la garde de l’héritier, seigneur protecteur et gouverneur
de la forteresse d’Osaka , général contrôleur de toute
cette richesse légendaire enfermé e dans le donjon, avec
pouvoir sur tout l’empire pendant la minorité de Yaemon,
et ensuite chef en second derrière Yaemon seulement.
Pourquoi pas ? Ou même le plus gros de tous les lots, tu pourrais devenir shôgun.
Élimine Yaemon et tu deviens shôgun. Tout pour une seule tête et quelques dieux magnanimes ! Si facile à faire, pensa-t-il, mais pas
moyen de prendre la tête et de s’échapper. Pas encore.
« Aux postes de combat ! » finit par ordonner
Toranaga.
Tandis que Yabu transmettait les ordres et que les
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