Shogun
chemin à tâtons, en se marmonnant
quelque chose à lui-même. Les autres détenus le laissèrent passer sans proférer
un seul mot. Il regarda Blackthorne. Ses yeux coulaient. Il avait des verrues
sur le visage. « Ô Sainte Vierge, le senor est réel. Qui êtes-vous ?
Je suis… je suis frère… frère Domingo… Domingo… Domingo du sacré… du sacré
ordre de Saint-Francis… l’ordre… » Pendant quelques instants, il proféra
un mélange de japonais, de latin et d’espagnol.
« Le senor est réel ?
— Oui, je suis bien réel. »
Le prêtre marmonna un autre Je vous
salue Marie. Le s larmes roulaient sur ses joues. Il baisa
la croix à plusieurs reprises et se serait mis à genoux s’il y avait eu de la
place. Le bouledogue réveilla son voisin. Ils s’accroupirent tous les deux pour
lui faire juste assez de place pour s’asseoir.
« Par saint Francis, mes prières ont été exaucées.
Vous, vous, vous. J’ai cru que c’était une apparition, senor, un fantôme. Oui,
un mauvais génie. J’en ai tellement vu, tellement ! Ça fait combien de
temps que le senor est là ? C’est dur d’y voir dans le noir et mes yeux ne
sont plus très bons… Combien de temps ?
— Hier. Et vous ?
— Je ne sais pas, senor. Il y a longtemps. J’ai été
enfermé en septembre de l’année de grâce 1598.
— Nous sommes au mois de mai de l’année de grâce 1600.
— 1600 ? Suivez-moi, mon fils. »
Sans attendre, le moine traversa la cellule dans
l’obscurité. Blackthorne hésita, ne voulant pas quitter sa place. Puis il se
leva et le suivit. Il se retourna au bout de dix pas. Sa place avait déjà
disparu. Il poursuivit son chemin. Dans un coin à l’écart, il y avait, chose
incroyable, un espace libre juste assez grand pour qu’un petit homme puisse s’y
allonger. Il y avait quelques bois et une vieille natte de paille. Le père
Domingo enjamba les hommes assis et lui fit signe de le rejoindre. Les
Japonais, tout autour, les observaient en silence.
« C’est mon troupeau, senor. Ils sont tous mes fils
devant Notre Seigneur Jésus-Christ. J’en ai tellement converti, ici. Celui-là,
c’est John et voici Marc et Mathusalem… » Le prêtre s’arrêta pour
reprendre sa respiration. « Je suis si fatigué. Fatigué. Je dois… je dois… »
Ses mots traînèrent. Il s’endormit.
Au crépuscule, on leur apporta à nouveau à manger. Quand
Blackthorne essaya de se lever, un Japonais près de lui, lui fit signe de ne
pas bouger et lui rapporta un bol copieusement rempli. Un autre homme tapota
l’épaule du prêtre pour le réveiller et lui offrit à manger.
« Iyé, Farddah-sama. »
Le prêtre se laissa convaincre et mangea un peu, puis se
leva. Ses jointures craquaient. Il tendit son bol à l’un de ceux qui étaient
dans l’allée centrale.
« Je suis heureux de voir quelqu’un de mon
espèce », dit le prêtre en se rasseyant près de Blackthorne. Sa voix de
pays an était épaisse et chantante. Il montra du doigt
l’autre extrémité d e la cellule. « Une de mes brebis
m’a dit que le senor avait employé le mot “pilote”, “Anjin” ?
Le senor est pilote ?
— Oui.
— Il y a d’autres membres de son équipage, ici ?
— Non, je suis seul. Pourquoi êtes-vous ici ?
— Si le senor est seul, c’est qu’il vient alors de
Manille ?
— Non. Je ne suis jamais allé en Asie, dit Blackthorne
prudemment. C’était mon premier voyage en tant que pilote. J’é tais…
j’étais en haute mer. Pourquoi êtes-vous ici ?
— Les jésuites m’ont fait mettre ici, mon fils. Les
jésuite s et leurs ignobles mensonges. Le senor était en
haute mer. Vous n’êtes pas espagnol, portugais non
plus… » Le moine lui lança u n coup d’œil plein de
doutes et Blackthorne reçut son haleine pestilentielle en pleine figure.
« Le bateau était portugais ? Dites-moi la vérité devant Dieu !
— Non, mon père. Il n’était pas portugais. Devant
Dieu !
— Ô Très Sainte Vierge, merci ! Excusez-moi, senor.
J’avais peur. Je suis vieux, stupide et malade. Ce bateau était espagnol et il
venait d’où ? Je suis si heureux. D’où vient le senor ? Des Flandres
espagnoles ? Du duché de Brandebourg peut-être ? D’un de nos
dominions allemands ? C’est si bon de parler ma très sainte langue
maternelle ! Le senor a fait naufrage comme nous ? Il a été jeté
ensuite ignominieusement dans cette cellule, faussement accusé par ces
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