Taï-pan
italiennes et il en veut à la France et à l’Angleterre d’avoir aidé les Belges à former leur propre nation aux dépens des Hollandais. Il va y avoir une belle querelle entre la France et la Grande-Bretagne au sujet de la succession d’Espagne ; la reine d’Espagne a douze ans et bientôt elle sera donnée en mariage. Louis-Philippe veut lui donner un mari mais nous ne pouvons pas autoriser l’union des trônes de France et d’Espagne. La Prusse veut étendre sa domination en Europe, que la France, historiquement, a toujours considérée comme son droit divin et exclusif. Ah ! oui, ajouta-t-il avec un sourire, la Russie peut se permettre d’attendre. Quand l’Empire ottoman s’écroulera, elle s’emparera calmement de tous les Balkans, la Roumanie, la Bulgarie, la Bessarabie et la Serbie, et de tout ce qu’elle pourra avaler de l’Empire austro-hongrois. Naturellement, nous ne pouvons pas la laisser faire, donc il y aura une guerre générale, à moins qu’elle n’accepte un arrangement raisonnable. Donc, du point de vue de la Russie, l’Europe n’est pas un danger, pour le moment. La Russie est en quarantaine, mais ça n’a pas d’importance. Sa politique historique a toujours été de conquérir par ruse, de soudoyer les dirigeants d’un pays et les chefs de l’opposition s’il y en a. De s’étendre par des “sphères d’influence” et non par la guerre. Comme il n’y a pas de menace à l’ouest, je pense qu’elle tournera ses regards vers l’est. Car elle aussi, elle croit qu’elle occupe sur la terre une situation de droit divin, qu’elle aussi – comme la France et la Prusse – a la mission divine de gouverner le monde. À l’est, aucune grande puissance ne se dresse entre elle et le Pacifique.
— Sauf la Chine.
— Et nous savons, vous et moi, que la Chine est faible et sans défense. Ce n’est pas à notre avantage, n’est-ce pas ? Que la Chine soit faible et la Russie très forte, et maîtresse de la Chine, peut-être ?
— Non, dit Struan. Alors elle pourrait nous étrangler comme elle voudrait. Et les Indes aussi. »
Les deux hommes se turent, chacun plongé dans ses pensées.
« Mais pourquoi envoyer ici un homme important ? demanda Struan.
— Pour nous éprouver. Historiquement, la réponse est claire. La Russie est une semeuse de discorde, et elle le sera toujours, jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle considère comme ses frontières naturelles. Elle touche à la Turquie – il y a des troubles en Turquie. Elle touche à l’Inde – il y a des ennuis là-bas. Elle touche à la Chine – autant que nous le sachions – alors il doit y avoir des ennuis ici. Sergueyev est ici pour sonder nos succès. Plus il croira la Chine faible, plus les Russes seront pressés de s’étendre à l’est. Nous devons donc le neutraliser, le dérouter, lui faire croire que la Chine est très forte. J’aurai besoin de tout le secours que vous pourrez m’apporter. Pourrions-nous l’inviter ce soir au bal ?
— Naturellement.
— Quoi qu’il en soit, nous devons laisser entendre que la Chine est la zone d’influence privée de Sa Majesté, que le gouvernement de Sa Majesté ne supportera aucune ingérence par ici. »
L’esprit de Struan fit un bond en avant. Plus la Couronne serait engagée en Asie, plus cela favoriserait le plan fondamental : faire entrer la Chine dans la famille des nations en tant que grande puissance. Plus la Chine serait forte, et soutenue et instruite par la Grande-Bretagne, mieux cela vaudrait pour le monde en général. Sûr. Et nous ne pouvons pas permettre d’ingérences des despotes russes alors que nous sommes sur le seuil du succès.
On frappa à la porte et Clive Monsey apparut. C’était un homme maigre de quarante-cinq ans, discret, effacé, le cheveu pauvre et le nez bulbeux.
« Votre Excellence, dit-il, Son Altesse le grand-duc Alexei Sergueyev. »
Longstaff et Struan se levèrent. Longstaff s’avança et s’adressa au grand-duc dans un russe parfait.
« Je suis très honoré de faire votre connaissance, Altesse. Entrez, je vous en prie, et asseyez-vous. Avez-vous fait bon voyage ?
— Parfait, Excellence, répondit Sergueyev sans surprise, en s’inclinant avec grâce. Vous êtes trop aimable de m’inviter à déjeuner alors que je n’ai pas eu la courtoisie de vous prévenir de mon arrivée.
— L’honneur est pour nous, Altesse.
— J’espérais que vous seriez le fils d’un ami
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