Taï-pan
après-midi. Au sujet de la fièvre. Ils n’en ont jamais eu à Canton, autant qu’il sache.
— Si c’est vraiment la malaria, alors on n’a pas fini d’avoir des ennuis sur les bras. Allez, sers-toi, mange, ajouta-t-il en tendant la main pour empoigner un demi-poulet. Paraît que le prix des coolies a encore monté. Le coût de la vie devient terrible, à Hong Kong.
— Pas assez pour que ça fasse mal. La fièvre passera. »
Brock changea de position, lourdement, but de la bière et considéra Struan.
« Tu voulais me parler, comme qui dirait en privé. C’est-y de la fièvre que tu voulais qu’on cause ?
— Non. C’est au sujet d’une vieille promesse que j’ai faite de te flanquer une bonne dégelée de chat à neuf queues. »
Brock agita la sonnette si violemment que le tintement se répercuta d’un mur à l’autre pendant plusieurs instants. Comme la porte ne s’ouvrait pas, il recommença en maugréant :
« Ce foutu singe. À coups de pied dans le cul, ça marche. »
Il finit par se hisser hors de son fauteuil et alla se servir au tonnelet. Puis il se rassit et dévisagea Struan. « Et alors ? demanda-t-il enfin.
— Tess Brock.
— Hein ? »
Brock était stupéfait que Struan voulût hâter une décision au sujet de laquelle il s’était inquiété – et Struan aussi, très certainement – au point de ne plus dormir la nuit.
« Mon fils est amoureux d’elle. »
Brock avala de la bière, s’essuya la bouche.
« Ils se sont vus que deux ou trois fois. Au bal, et puis des promenades l’après-midi, avec Liza et Lillibet. Trois fois, pas plus.
— Sûr. Mais il est amoureux d’elle. Il en est certain.
— Et toi ?
— Aussi.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Que nous ferions bien d’en causer. Cartes sur table.
— Pourquoi tout de suite ? demanda suspicieusement Brock, en cherchant la véritable raison. Elle est bien jeune, tu le sais bien.
— Sûr. Mais assez vieille pour se marier. »
D’un air songeur, Brock tournait machinalement la chope sur la table, et contemplait son reflet dans l’argent poli. Il se demandait s’il avait bien deviné Struan.
« C’est-y que tu me demandes officiellement la main de ma Tess pour ton fils ?
— C’est son devoir à lui, pas le mien, de faire sa demande dans les règles. Mais d’abord, faut que nous parlions comme qui dirait officieusement, tous les deux.
— Qu’est-ce que t’en penses ? répéta Brock. De ce mariage ?
— Tu le sais bien. Je suis contre. J’ai pas confiance en toi. J’ai pas confiance en Gorth. Mais Culum a sa tête à lui et il m’a forcé la main, et un père peut pas toujours faire faire à son fils ce qu’il veut. »
Brock pensa à Gorth, et répondit en grommelant :
« Si t’es si fort contre son idée, raisonne-le à bons coups de fouet ou renvoie-le en Angleterre, expédie-le. Facile de se débarrasser de ce jeune morveux.
— Tu sais bien que j’ai les mains liées, soupira Struan avec amertume. Tu as trois fils, Gorth, Morgan et Tom. Il ne me reste plus que Culum. Alors j’ai beau faire, c’est lui qui doit prendre ma suite.
— Y a Robb et ses garçons.
— Allons donc. La Noble Maison, c’est moi qui l’ai faite et pas Robb. Alors, hein ? Qu’est-ce que tu en penses ? »
Brock vida lentement sa chope. Il sonna encore une fois et, encore une fois, ne reçut aucune réponse.
« Je l’étriperai, ce singe, grogna-t-il en allant se servir lui-même. Moi aussi je suis contre. Mais malgré ça, eh bien, j’accepterai ton fils quand il fera sa demande.
— Je m’en doutais ! s’écria rageusement Struan en serrant les poings.
— Elle a la plus grosse dot d’Asie. Ils seront mariés l’an prochain.
— Je te verrai en enfer avant ! »
Les deux hommes s’affrontèrent, debout, menaçants. Brock contempla le visage aux traits nets qu’il connaissait depuis trente ans, animé de la même énergie, de la même expression indéfinissable qui le faisait réagir si violemment. Seigneur Dieu, jura-t-il, je comprendrai jamais pourquoi Tu as mis ce démon sur mon chemin. Je sais seulement que Tu l’as mis là pour être brisé, dans les règles, et pas par un coup de couteau dans le dos, et c’est bien dommage.
« Ça attendra, Dirk, persifla-t-il. D’abord, ils se marient, tout bien comme il faut. Oui, tu es bien pris au piège. Pas par ma faute et je le regrette, et je te jette pas ton mauvais joss à la
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