Taï-pan

je dois me trouver un autre associé. Cela entend que je devrai remettre des parts… enfin, vous connaissez les problèmes.
    — Sûr. Et Sergueyev ?
    — Oh ! il est toujours là. Sa hanche ne le gêne pas trop. Nous le voyons souvent. Nous dînons avec lui deux ou trois fois par semaine. Il est très attaché à Shevaun, et semble lui plaire, soupira Cooper avec un triste sourire. Elle est à son bord, en ce moment. »
    Struan se frotta le menton d’un air songeur.
    « Dans ce cas, j’ai un autre coup de dés pour vous. Plus dangereux que le cinchona.
    — Quoi donc ?
    — Renvoyez Shevaun chez elle pour un an. Lâchez-lui la bride. C’est une pouliche pur sang. Si elle veut revenir à la fin de l’année, vous l’épouserez avec joie. Si elle refuse, vous lui rendez sa liberté. Quoi qu’il en soit, dites-lui que vous continuerez à payer sa “part” à son père sa vie durant. Ses frères peuvent crever. N’oubliez pas que pour l’affaire du cinchona, les relations du sénateur Tillman nous seront précieuses. L’argent que vous lui donnerez fera de nombreux petits. »
    Cooper alla prendre une boîte de cigares sur son bureau, pour se donner le temps de la réflexion. Pourquoi le Taï-pan suggérait-il cela ? Avait-il l’intention de se mettre lui-même sur les rangs, auprès de Shevaun ? Non, il n’aurait pas à faire tant de façons. S’il faisait un signe, Shevaun se précipiterait.
    « Il va falloir que je réfléchisse, Taï-pan. Un cigare ?
    — Non, merci. Et pendant que vous réfléchissez, un troisième coup de dés. Demandez à Sergueyev de lui offrir un passage à son bord. Chaperonnée, bien sûr.
    — Vous perdez la tête ?
    — Non, petit, dit Struan en tirant de sa poche une copie des documents, soigneusement roulée et nouée d’un ruban vert. Tenez, lisez.
    — Qu’est-ce que c’est ?
    — Lisez. Prenez votre temps.
    Cooper s’assit à son bureau et dénoua le ruban :
    Allons, se dit Struan, le cinchona est lancé. Et Culum ? Le gamin a peut-être raison, il a besoin d’un associé. Jeff serait parfait. Struan-Cooper-Tillman. Ou du moins Struan-Cooper, maintenant nous pouvons oublier Tillman. Pourquoi pas ? Pour Jeff, ce serait fort avantageux. De notre côté, les Américains seraient avantageux pour nous. Jeff est honnête et astucieux. Réfléchis bien. C’est une bonne solution. Longstaff ? Plus grand-chose à faire de ce côté. Une fois hors de ta vue, il fera ce que le prochain homme fort lui dira. Et Skinner ? Jusqu’ici, il a été très bien. Blore ? Le surveiller. Mauss aussi. Et quoi encore ? Ensuite ? Londres et May-may. Orlov a peut-être raison. Ce que tu ressentais, c’était peut-être simplement la mer qui te guettait – tu en as eu pour ton argent. N’écarte pas de telles impressions à la légère.
    Inexorablement, son esprit le ramenait à Brock. Sûr. Il va y avoir à tuer. Liza avait raison. Une fois que ça commencera, ça ne finira peut-être jamais. Ou bien ça finira avec nous deux.
    Cooper relevait la tête du dossier.
    « Qu’y a-t-il de vrai dans tout ça ?
    — La source pourrait être qualifiée de sûre, sans le moindre doute. Qu’en pensez-vous ?
    — C’est diabolique. Sergueyev est manifestement celui – un de ceux-là, certainement – qui a été envoyé pour se rendre compte de la sphère d’influence britannique en Asie et pour étudier les moyens d’émigration en Alaska russe. »
    Cooper mit un peu d’ordre dans ses pensées, puis il dit à Struan :
    « Que faire ? Ma foi, je suis votre idée : Shevaun. Sergueyev serait enchanté de l’escorter en Amérique. Elle le séduit, délibérément ou à son insu, et l’emmène à Washington. Le père de Shevaun, qui est l’homme à qui tout ceci doit être confié, indiscutablement, dira à Sergueyev, officieusement, que les États-Unis sont irrités par la Russie et veulent la chasser de l’Alaska. Doctrine Monroe et tout le bazar. Était-ce ce que vous pensiez ?
    — Vous êtes un homme habile, Jeff.
    — Ces documents font passer Lord Cunnington pour un fieffé crétin.
    — Pas de doute.
    — Et ils rendent manifestement la nécessité et l’importance vitale de Hong Kong.
    — Sûr.
    — Maintenant, ce que nous devons établir, c’est comment faire parvenir ces documents rapidement et sûrement entre les mains du sénateur. Ça va faire monter ses actions dans les milieux politiques, alors il en tirera profit tant