Templa Mentis

Druon, penaud.
    Les admonestations qu’il s’adressait pour juguler son trouble, pour repousser toutes ses questions ineptes portèrent enfin leurs fruits. Il redevint le meilleur élève de son père. Réfléchir. N’être qu’un puissant cerveau dressé à l’observation, l’analyse, la comparaison, la déduction. Il se redressa et hésita :
    — De fait, pourquoi cette croix, d’autant qu’il s’agissait de celle de l’église, une croix droite qu’il a fallu basculer et dont les branches d’inégales longueurs étaient bancales sur le sol ?

    Le silence se réinstalla, Louis d’Avre poussant du bout de l’index, à la manière de pions, quelques miettes rassises de pain que Druon avait oubliées sur la table lorsqu’il l’avait débarrassée.
    Soudain, un murmure :
    — Je suis veuf, depuis quatre années. Ne me restent que trois enfants, dont ma mie Blanche, la dernière, ma jolie colombe, lente d’esprit.
    Tétanisé, Druon eut le sentiment que la foudre s’était abattue sur lui. Le bailli avait-il lu dans ses pensées ? Il se sentit rougir à cette perspective. D’une voix redevenue autoritaire, M. d’Avre reprit :
    — Cette croix, donc ?
    S’efforçant au calme, Druon avança :
    — Ne me viennent que deux explications. L’assassin est privé de sens. Je vous accorde que celle-ci n’est guère satisfaisante…
    — La seconde ?
    Le jeune mire laissa échapper un long soupir, et poursuivit, peu assuré :
    — Je n’y accorderais point trop foi. Je crains de me laisser emporter par une… sensation bien personnelle. Un être très pieux, très… respectueux, incapable de déshonorer la croix du Sauveur avec son forfait de sang. La basculer afin de la transformer en croix de Saint-André lui a paru moins… blasphématoire.
    Le poing de Louis d’Avre s’abattit à toute violence sur la table, faisant sursauter Druon. Il rugit :
    — Quoi ! Ah ça, vous perdez le sens d’inquiétante manière, jeune femme… mon jeune ami. Enfin, reprenez-vous ! Ce maudit, fort comme un titan, tue un homme de Dieu d’effarante façon et le crucifie, puis il trucide le scribe et… et (imitant une sotte donzelle en serrant les lèvres en cul-de-poule, poings sur les hanches, il minauda, aussi crédible qu’une vache coiffée d’un bonnet :) et notre bon garçon meurtrier, suite à un effarouchement de moniale, ne tolérerait pas d’offenser le Fils de Dieu et renverserait une croix afin qu’elle ne ressemble plus à la Sienne ? Avez-vous bu ?
    — Pas depuis hier et bien moins que vous. Je dois garder main sûre, je vous le rappelle, le rembarra Druon. J’évoque des possibilités. Je ne prétends pas qu’elles soient justes.
    Le bailli se leva et décida :
    — Brisons là, nous n’arrivons à rien. Retournons dans la salle d’étude pour un dernier examen.
    1 - Soixante ans était un âge avancé à l’époque.

    2 - Rappelons que l’inceste, même lointain et pas nécessairement « génétique » (entre filleule, parrain ou marraine sans liens de sang), est très vivement condamné à l’époque, et puni de mort.

XLI
    Saint-Agnan-sur-Erre, puis château d’Errefond, novembre 1306
    L Louis d’Avre secouait la tête, l’air las, comme il parcourait les diatribes et argumentations du père Simonet sur son sujet de prédilection : les anges et leurs ailes.
    — Que d’arguties, que de mots… en quoi cela changera-t-il la face du monde ? Chacun sait que les anges volent. Qu’importe leur nombre d’ailes ?
    — Attention, messire, objecta Druon, vous empiétez là sur un terrain glissant et dangereux. Et puis, du moins ce bon homme ne portait-il tort à personne. Si je vous contais les argumentations stériles et ineptes des médecins ! Eux, en revanche, envoient chaque jour leurs patients au trépas.
    L’incertitude se peignit sur le beau visage d’homme mûr à la lecture d’un nouveau feuillet. Les sourcils de Louis d’Avre se froncèrent. Il secoua la page en déclarant :
    — Une note en marge, sans rapport avec le texte. En langue vernaculaire. Une liste des pains, du lard, des fromages, des poissons saurs et du bois promis par les ouailles. Il vivait chichement et dépendait de la générosité puisqu’il ne puisait dans sa fortune personnelle que pour aider les autres. Je cite : « Faire appel à Thierry Larcher. »
    — Je l’avais parcourue à la hâte, sans y prêter grande attention, se souvint Druon.
    — Hum… Thierry