Thalie et les âmes d'élite

traquera celui des autres farouchement.
    C’est une véritable folie.
    — Tu sais, ce n’est pas parfait chez nous non plus.
    Elle voulait dire chez les protestants.
    — Y a-t-il des gens qui portent aussi une lanière en cuir garnie de pointes sur la cuisse ?
    — J’en suis certaine.
    — Cela me déçoit. Je m’imaginais que, quelque part sur cette terre, des gens se faisaient une idée raisonnable de Dieu et de la religion. Je suis un peu lasse d’entendre sans cesse parler des dangers du cinéma américain, du jazz, de la danse et des tenues féminines immodestes. Je suis exaspérée d’entendre vanter la nécessité de mortifier sa chair pour se rapprocher de Dieu.
    Comment répondre à cela ? Catherine passa un bras sur ses épaules, gardant un long silence.
    — Il se fait subir tout cela parce qu’il est attiré par les garçons ? demanda-t-elle enfin.
    — Je crois, oui. Il ne me l’a pas dit aussi clairement, mais cette attirance me semble être la raison la plus probable de son immense sentiment de culpabilité.
    — Pauvre gamin.
    Cinquante ans plus tôt, songeait Thalie, son père Alfred devait se débattre avec les mêmes difficultés. Son cynisme lui avait-il sauvé la vie, ou ce cynisme résultait-il justement de sa situation ? Un peu des deux, sans doute.
    Elle se leva pour aller vers la fenêtre, s’asseoir sur la malle faisant office de banc depuis son retour de Montréal.
    — Voilà mon poste d’observation de la ville de Québec.
    S’il ne faisait pas si froid, j’ouvrirais la fenêtre... Catherine, viens voir !
    Le changement de ton inquiéta son amie. L’instant suivant, elle était penchée à la fenêtre. Sur le pavé humide de la rue, l’effet miroir laissait voir une lueur orangée.
    — On dirait... un incendie.
    — Je vais réveiller maman.
    Dans les grands moments d’incertitude, se tourner vers sa mère constituait la meilleure décision. Plus tard, penché à la fenêtre ouverte du salon, Paul Dubuc confirmait son impression.
    — Appelle les pompiers.

    *****
Quelques minutes après, avec des paletots enfilés sur leurs vêtements de nuit, tous les occupants de la maison se tenaient sur le trottoir opposé. Le restaurant Kerhulu était en flammes. L’incendie avait pris naissance dans la cuisine, une heure plus tôt.
    Au milieu de la chaussée, près de la boutique, Marie, Paul, Catherine, Thalie, Amélie et Gertrude formaient un petit groupe compact.
    — J’espère que le feu ne se communiquera pas à mon commerce, murmura la marchande.
    Paul l’entoura de son bras, la serra contre lui.
    — Je ne pense pas. Avec ce camion, ils auront tôt fait de maîtriser les flammes.
    Le député avait raison : un immeuble situé juste en face de l’hôtel de ville pouvait compter sur une intervention rapide du camion des pompiers et une pression d’eau suffisante dans les bornes-fontaines.
    — Dans ce cas, décréta Gertrude, moi je retourne me coucher.
    — Mais cela peut être dangereux, intervint sa patronne.
    — Paul vient de le dire, ces gens vont s’occuper du feu.
    Vingt personnes en jaquette au milieu de la rue ne les aideront pas.
    Sur ces mots, la domestique retourna en claudiquant vers le commerce. D’autres occupants de maisons en bordure de la rue se tenaient là aussi.
    — Nous faisons comme elle ? interrogea Amélie.
    — Je ne suis pas du tout certain de me rendormir, dit son père, mais je ne vois pas de raison de rester planté ici toute la nuit.

    — Ma boutique ? plaida Marie.
    — Au pire, ils devront arroser le toit pour empêcher les flammes de se communiquer aux autres édifices. Mais nous ne risquons rien en retournant à la maison.
    Paul ressentait moins d’assurance qu’il ne le laissait voir.
    Comme il ne comptait pas fermer l’œil, il serait toujours temps de donner l’alerte afin de faire sortir tout le monde de nouveau, en cas de danger. Il demanda :
    — Et vous deux, comment se fait-il que vous vous soyez rendu compte de ce sinistre ?
    — Une lueur sur le pavé mouillé, expliqua Thalie.
    — Aussi bavardes que des députés, donc. Vous trouverez la journée un peu longue, demain.
    — Comme tout le monde dans cette rue.
    Quand il pénétra chez ALFRED, il chuchota aux deux jeunes femmes :
    — Merci. Si l’alarme avait été donnée une demi-heure plus tard...
    — Les dégâts seraient infiniment plus graves.
    Comme le député l’avait prévu, la famille demeura assise au salon, une tasse de thé à la main.