Thalie et les âmes d'élite
au milieu du front, il ajouta : « Oui, je veux anéantir mon corps, ne lui laisser que ce qu’il lui faut pour supporter mon âme. Pour cela, je contredirai partout mes goûts, mes inclinations. Ma chair, je la meurtrirai jusqu’à ce qu’elle ne se révolte plus. »
*****
Thalie se tenait près du quai, les yeux fixés sur les rails.
— Ce train n’arrivera donc jamais ! grommela la jeune femme.
Un coup d’œil sur l’horloge placée entre les voies lui permit de constater que s’il arrivait à cette minute précise, il serait un peu en avance. Même le Canadien Pacifique ne s’obligeait pas à une telle ponctualité.
Finalement, la grosse locomotive noire s’immobilisa devant elle à l’heure prévue dans un grand nuage de vapeur blanche. Bientôt, elle reconnut la silhouette familière, une grande femme aux cheveux châtains.
— Catherine, par ici, cria-t-elle en levant un bras pour attirer son attention.
L’autre l’aperçut, attendit qu’un employé lui tende sa petite valise avant de venir vers elle, un sourire éclatant sur les lèvres.
— Thalia, comme cela fait longtemps !
De son bras gauche, elle entoura les épaules de son amie pour la presser contre elle. Un long moment, elles restèrent enlacées, forçant les autres passagers à les contourner pour quitter le quai.
— Notre dernière rencontre remonte au printemps dernier en fait, à la collation des grades, précisa la plus petite des deux en se reculant un peu. Je suis tellement heureuse de te voir. Viens.
En se tenant par le bras, elles quittèrent le grand édifice.
Tous les chauffeurs de taxi de la ville semblaient connaître les horaires des trains, aussi trouvèrent-elles sans mal une voiture pour les conduire à la Haute-Ville.
— J’ai hâte de revoir ta famille, confia Catherine Baker pendant qu’elles gravissaient la côte d’Abraham.
— Pour tout de suite, nous ne ferons que passer au magasin. J’ai réservé une table au Kerhulu . C’est un nouveau restaurant. La cuisine française te fera du bien, après plus d’un an passé à Toronto.
— Mais est-ce bien nécessaire ? Votre domestique doit bien cuisiner à la française.
— A la canadienne-française, plutôt. Ce ne sera pas pour cette fois. Je souhaitais nous réserver du temps entre nous.
Sur la banquette, la visiteuse lui serra la main. Elles descendirent devant la boutique. La mère de Thalie fit la bise à Catherine, qui accepta avec plaisir les compliments sur sa bonne mine. Amélie lui réserva un bon accueil, de même que Paul Dubuc, à son retour de l’Assemblée législative.
— Je ne veux pas vous chasser, les filles, conseilla bientôt la marchande, mais si vous souhaitez aller manger...
Marie montrait la montre à son poignet. Elle avait fermé le commerce un peu plus tôt, mais la conversation se prolongeait encore.
— Tu as raison, répondit Thalie, d’autant plus qu’en haut, on doit t’attendre. Nous laissons la valise dans un coin, nous la monterons tout à l’heure.
— Je vais m’en occuper. Sauvez-vous, maintenant.
Elle les poussa vers la porte et verrouilla derrière elles.
Le restaurant se trouvait à trente verges tout au plus, dans la rue de la Fabrique.
— Tout le monde paraît resplendissant, chez toi, remarqua Catherine en s’asseyant à une petite table près de la vitrine.
— La vie se montre bonne pour nous. Quand des gens ont la santé, assez d’argent pour bien vivre, des proches aimants, les ennuis habituels de l’existence deviennent presque divertissants. Ils rompent la monotonie du bonheur.
— Oh ! Toi, pour débiter des sottises pareilles, tu dois avoir de grosses contrariétés. Que se passe-t-il ?
— Non, toi d’abord. Que viens-tu faire dans la belle ville de Québec un 15 décembre ?
Le serveur vint les interrompre, afin de prendre leur commande. Catherine se laissa guider dans le choix des plats et du vin. Quand le garçon s’éloigna, elle commença :
— Une riche héritière de la Grande Allée a commis la folie de se marier avec un coureur de fortune. Elle l’a rencontré sur un bateau de croisière dans la Méditerranée.
— Des histoires comme celles-là existent ? On dirait un roman d’Agatha Christie.
— Elles existent, je t’assure. Et l’histoire ne se terminera pas par un meurtre, mais par un coûteux divorce dont je suis venue présenter les conditions au papa de la sotte épouse.
— C’est vrai, ailleurs au Canada, les avocats ne se contentent pas
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