Thalie et les âmes d'élite
dans ce champ dans trois ou quatre jours.
— Peut-être même dans une longue semaine.
Antoine se gratta la tête sous son chapeau de paille. La sueur lui collait les cheveux au crâne.
— Ce sera la même chose avec l’avoine, ajouta-t-il. La récolte sera un peu retardée.
— Ah ! Avec plein de soleil, puis la bonne dose de pluie, nous le couperons peut-être à la même période que d’habitude.
Cette éventualité ramena un sourire sur le visage du garçon.
— Tant mieux. Au moins, je pourrai aider un peu, avant l’école.
— ... Mais avec toutes ces études, que feras-tu, une fois grand ?
— Cultivateur, affirma-t-il avec un rire satisfait.
L’homme secoua la tête, un peu sceptique. Les notaires de la ville ne devaient pas souvent laisser leurs garçons salir leurs souliers vernis dans le fumier de vache.
— Ton père doit arriver bientôt, constata le paysan en levant les yeux vers le soleil.
— C’est vrai. Je dois y aller. Au revoir.
Sans se retourner, le garçon se mit à courir en direction de la maison, au pied du coteau. Le trajet lui prit une dizaine de minutes. Quand il entra dans le potager, Fernand Dupire stationnait sa Chevrolet près de la demeure. La vieille Buick de Thomas Picard lui avait rendu de bons services pendant deux ans. L’habitude venue, le statut de piéton lui était apparu insupportable quand il lui avait fallu s’en défaire.
Sur la galerie de la maison de campagne, la vieille madame Dupire se tenait des deux mains à la balustrade.
Un blanc immaculé colorait maintenant ses cheveux. Cela allait très bien avec ses perpétuels habits de deuil. Avec quelques livres en moins, elle paraissait désormais résolue à devenir vieille, très vieille.
— Papa, te voilà enfin !
Béatrice, une petite fille blonde de huit ans, élégante dans une robe bleue lui allant aux genoux, un ruban de la même teinte dans les cheveux, se précipita vers lui. Fernand la prit dans ses bras, la soulevant sans mal pour la tenir contre lui;
— Voyons, à ton âge, ces simagrées ne se font pas, émit la voix d’Eugénie, qui résonnait comme une crécelle à travers une fenêtre grande ouverte.
Elle les surveillait depuis l’intérieur. La petite fille la regarda, puis resserra son étreinte autour du cou de son père. Elle s’autorisait encore quelques années d’innocence.
Dans la maison, sa mère retourna vers son fauteuil habituel avec un soupir excédé. Charles, le cadet, vint les rejoindre et se serra contre Fernand.
— Tu peux rentrer ma valise ? demanda le père. J’ai les bras pleins.
L’homme monta l’escalier avec son fardeau et réussit à se pencher pour poser ses lèvres sur les joues de sa mère.
— Notre paysan se trouve encore au travail ? demanda-t-il. — Non, le voilà justement, répondit la vieille dame en montrant le garçon du doigt.
L’aîné approchait de l’automobile.
— Il va encore sentir le fumier, commenta la petite fille.
— Nous n’avons plus de baignoire? demanda Fernand en souriant.
— Oui, mais quand même..., ajouta Béatrice.
Antoine serra la main de son père avec effusion, indifférent aux commentaires moqueurs de sa sœur. L’homme entra dans la maison, sa fille toujours dans ses bras.
— Bonjour, mon épouse, prononça-t-il en s’arrêtant devant la chaise berçante où elle avait trouvé refuge un peu plus tôt.
— Bonjour...
La femme préféra ne pas qualifier sa relation avec lui, ni se lever pour l’accueillir.
— Béatrice, maintenant c’est assez. Voilà bien cinq minutes que tu fatigues ton père.
L’homme regarda sa fille dans les yeux, puis lui murmura à deux pouces de l’oreille :
— Je vais te poser par terre, mais je t’assure, tu ne me fatigueras jamais. Tu me crois ?
Très sérieuse, elle hocha la tête en guise d’assentiment.
L’homme récupéra sa valise des mains de son cadet, puis il s’arrêta près de la table de la cuisine.
— Tu as passé une bonne semaine ? demanda-t-il à Jeanne.
— Oui monsieur, très bonne. Vous avez fait un bon voyage ?
— Les routes sont meilleures qu’il y a six ans, mais elles ne sont pas encore parfaites.
Un moment, ils restèrent l’un devant l’autre, l’air emprunté. A la fin, l’homme baissa la tête en murmurant:
— Je vais me changer.
La domestique le suivit du regard dans l’escalier. Quand il eut disparu, Eugénie murmura depuis sa place :
— Ne te trompe pas, il ne vient pas ici pour toi.
La domestique
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