Thalie et les âmes d'élite
Une pièce de carton de trois pieds par quatre montrait une paysanne française en sabots. Mais le haut du corps, et non les pieds, suscitait le juste courroux de l’excellent catholique. La demoiselle arborait un profond décolleté sur lequel un John Gilbert énamouré lorgnait sans vergogne.
— ... Vous avez raison, Armand, c’est tout à fait répugnant.
— Tout le monde passe ici : les enfants pour aller à l’école, les ménagères pour faire leurs emplettes, les jeunes gens pour aller au travail.
— Je ne comprends pas comment cette horreur a pu obtenir le visa du Bureau de la censure.
— Et vous avez vu le nom de la...
Le mot «salope» ne franchit pas ses lèvres. Après un silence, il s’exclama :
— Renée Adorée !
Le pseudonyme évoquait la légèreté française. Des centaines de milliers de vétérans rapportaient de la guerre des récits scandaleux sur le «gai Paris». Ce film y faisait écho.
— The Big Parade, lut Buteau. Savez-vous ce que raconte cette vue ?
— Je suis allé à la représentation, ce soir, admit son interlocuteur.
Le pasteur lui jeta un regard sévère, comme s’il avait commis un péché mortel.
— Il me fallait connaître le sujet du film.
Voilà toute la difficulté de la lutte contre le péché : pour combattre la menace, ces militants devaient s’exposer à la contagion. Leur situation se comparait à celle des médecins voués à la lutte contre la tuberculose.
— Allez, dites-moi un mot sur cette histoire.
— Trois soldats américains se retrouvent en France et tombent amoureux de la même femme.
L’ecclésiastique secoua la tête, un air entendu sur le visage.
— Sous le prétexte de montrer des jeunes gens désireux d’obtenir un peu de plaisir avant d’affronter la mort, commenta-t-il,
ces
producteurs
d’Hollywood
viennent
exciter la concupiscence des foules même dans notre château fort du catholicisme.
Peut-être pour se donner de l’importance, ces grenouilles de bénitier aimaient s’imaginer une vaste conspiration américaine contre les tenants de la seule vraie foi.
— Il y a pire, monseigneur, grommela le paroissien.
— Pire que cela ?
Buteau désignait l’affiche de la main.
— Sur les cartons évoquant les dialogues, il y avait le mot damned...
Les comédiens des films muets jouaient de façon tellement emphatique que les spectateurs risquaient peu de mal interpréter leurs pantomimes. Tout de même, des textes intercalés entre les scènes venaient parfois les guider.
— Damned... Comment osent-ils ?
The Big Parade inaugurait un nouvel usage des «gros mots », afin d’ajouter au caractère dramatique de l’action.
Dans ce cas précis, il s’agissait de souligner le désarroi de soldats menés à la mort par des officiers incompétents. Les réalisateurs mettaient dans leur bouche des termes... malpropres.
Bien sûr, ceux-ci se révélaient bien timides, très loin de ceux qui avaient été véritablement prononcés dans les tranchées.
— Damned..., répéta le prélat.
Puis, d’un grand geste théâtral, il attrapa un côté de l’affiche pour l’arracher. Le hasard servit son intention: Renée Adorée fut dépourvue de sa poitrine aguichante.
— Monseigneur... attenter à la propriété privée est criminel.
Les Ligues du Sacré-Cœur enseignaient peut-être des notions de droit à leurs membres.
— Vous pourriez être arrêté par la police, précisa-t-il sur le ton de la conspiration.
— Alors, qu’ils m’arrêtent et me conduisent devant un tribunal !
La bravade lui coûtait peu. Jamais un policier n’oserait l’arrêter, jamais un employé du bureau du procureur général ne porterait des accusations, jamais un juge ne le condamnerait. Il incarnait un pouvoir absolu. Après un dernier coup d’œil jeté au Palais Royal, il regagna sa voiture. En s’installant sur la banquette arrière, il tendit le morceau de carton à son acolyte en disant :
— Je vous confie cela, Armand. Faites-le disparaître.
Tout de même, il donnait à un autre la pièce à conviction.
Si ce pauvre militant attirait l’attention de la police, lui ne jouirait pas d’une totale immunité.
— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il, penché pour voir son pasteur dans l’auto.
— Mes cinq prochains sermons porteront sur la menace représentée par le cinéma venu de la Sodome américaine.
L’Action catholique les publiera ensuite.
Puis, Buteau tapa sur l’épaule de son chauffeur pour lui
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