Thalie et les âmes d'élite
automobile.
— Si les prix montent, les salaires vont dans le même sens. Au bout du compte, la marge bénéficiaire reste la même, précisa Edouard.
— Et c’est parce que les choses vont si mal que tu veux acheter ma part ?
— Non, ne ris pas, les choses vont bien. C’est sans doute romantique, mais j’aimerais avoir la pleine propriété de ce magasin. C’est l’œuvre de mon père, tu peux comprendre cela.
— Bien sûr, l’œuvre de Thomas, et avant lui, celle de Théodule, murmura Mathieu en soupirant.
Dirait-il un jour à cet homme arrogant la vérité sur sa propre naissance ? Sur cette banquette inconfortable, deux jeunes hommes pouvaient prétendre à l’héritage du roi du commerce de détail, pas un seul.
— Je fais aussi partie de la famille Picard, continua-t-il. Je tiens ma part de mon père, je vais la garder... En fait, je suppose que tu veux t’assurer de la majorité de la propriété.
Celui-là aussi savait compter jusqu’à six, et apprécier la valeur des symboles.
— ... Bien sûr, ce serait plus simple avec une majorité nette.
— Il y a toujours celle de tante Elisabeth... ou même de ta sœur. Pourquoi ne pas racheter l’une ou l’autre ?
— Toutes les deux ont aussi des raisons sentimentales de s’accrocher à leur part. Maman la tient de son mari, Eugénie de son père...
— Et moi du mien. Théodule a eu deux garçons, ne l’oublie pas. Alors, si tu veux invoquer des motifs sentimentaux, j’ai les miens.
— Avec cet argent, tu pourrais spéculer en Bourse. Ces temps-ci, le rendement sur les actions est extraordinaire.
— Je vais m’acheter de quoi boire, lâcha Mathieu, lassé de cette insistance.
Le vieux fantasme évoqué par son père adoptif dans son testament, la récupération du commerce familial, paraissait inaccessible en cet été de 1925. Toutefois, le premier pas dans cette direction était de ne rien vendre.
Le jeune homme acheta deux Coca-Cola bien frais. Deux minutes plus tard, en en tendant un à son cousin, il remarqua :
— Comme quatre personnes se partagent la propriété du commerce, il serait tout à fait naturel de les réunir pour leur présenter le bilan et discuter des décisions à prendre, il me semble.
— ... Toutes reçoivent le bilan une fois par an, avec leur part des profits.
— Je sais bien. Mais tout de même, toutes les sociétés réunissent les actionnaires avec régularité afin de discuter des orientations de l’affaire.
Edouard porta la petite bouteille verdâtre à sa bouche, affectant de se concentrer sur une phase du jeu devant leurs yeux.
— Ce serait une perte de temps. De toute façon, comme je suis majoritaire...
— Pas tout à fait. Tu as la meilleure part, mais elle ne dépasse pas la moitié du magasin. Si les trois autres s’opposaient à une décision...
— Ce serait paralyser toute l’administration du commerce.
Mais de toute façon, cela n’arrivera pas.
L’expression faciale du marchand rappela soudainement celle d’un homme sur la chaise d’un dentiste, tellement cette pensée le troublait. A la fin, il se rassura en pensant que jamais Elisabeth ne s’opposerait à lui. Dans le cas d’Eugénie, il en était moins sûr.
— Je penserai à la meilleure façon de procéder, concéda-t-il. Mais à force de discuter affaires, nous ratons la totalité de cette partie.
A compter de cette seconde, Edouard résolut de ne plus détourner le regard du grand losange, et de n’aborder d’autres sujets que les prises et les fausses balles.
*****
Afin d’occuper toutes ses heures de consultation, Thalie consacrait une journée par semaine au dispensaire pour les pauvres, ouvert depuis deux ans par les sœurs de l’Espérance.
Cette institution se situait à un curieux endroit dans la Haute-Ville de Québec. Elle était établie près de la falaise, dans une section de la ville encore en développement, mais les pauvres arrivaient tout de même à en trouver le chemin pour une consultation le plus souvent gratuite.
La distance depuis la rue de la Fabrique demeurait trop grande pour la parcourir entièrement à pied. Thalie emprunta le tramway de la rue Saint-Jean. Au passage, elle remarqua un groupe de femmes pénétrant dans les locaux de l’institut de culture physique. Comme elle arrivait à y suer tout son saoul au moins deux fois par semaine, les bénéfices de sa remise en forme commençaient à se faire sentir. Elise Caron, de son côté, devenait une véritable
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