Thalie et les âmes d'élite

conversation.
    — Elle n’attire pas beaucoup de clients, déclara Pouliot.
    — Se bâtir une clientèle n’est jamais une mince affaire.
    — Je n’exerce pas depuis plus longtemps qu’elle, et les jours où je tiens des consultations, la salle d’attente ne désemplit pas.
    — ... Certains usages changent lentement. Les gens s’habitueront à la présence d’une femme. Déjà, des patients du Jeffrey Haie commencent à venir ici.
    L’autre grimaça un peu de dépit, avant de murmurer avec mépris :
    — Des femmes !
    — Je ne savais pas que les femmes avaient perdu le droit de se faire soigner.
    — Et la plupart sont des patientes que vous lui refilez.
    Picard n’augmente pas beaucoup l’achalandage total.
    — Je suis heureux de vous voir aussi soucieux de la popularité de mon cabinet... même si ce ne sont pas vraiment vos affaires.
    Parmi les motifs qui valaient au docteur Caron son excellente réputation, il y avait son humeur conciliante. En moins de cinq minutes, Pouliot avait réduit de beaucoup son affabilité. Un peu cassant, il ajouta :
    — Laissez-moi me préoccuper seul de la prospérité de mon affaire, et cessez de tourner autour du pot. Pourquoi avez-vous demandé à me parler ?
    — ... Je trouve la prétention de cette dame à exercer la médecine insupportable. Ce n’est pas sa place. Qu’elle se déniche un époux et nous laisse travailler.
    — De nombreuses femmes trouvent plus rassurant de s’adresser à elle, tenta le propriétaire d’une voix conciliante.
    La tendance ira en augmentant. Même mon épouse est bien heureuse de la consulter...
    — Mais cela se fait à notre détriment.
    Le «notre», dans les circonstances, désignait les hommes.
    — Là, je ne vous suis plus. Il y a une minute, vous évoquiez l’abondance de votre clientèle. Donc vous ne souffrez guère de sa présence.
    — Je ne défends pas ici mes intérêts personnels, car je me tire bien d’affaire, mais ceux de la profession.
    — Jusqu’à l’obtention de votre grade universitaire, la profession médicale s’est assez bien portée. Personnellement, je pense qu’elle se portera mieux si les femmes peuvent s’en remettre à une autre femme, dans certaines circonstances.
    Vous savez, toutes ne rêvent pas de se faire tâter la poitrine ou l’entrejambe par vos mains velues.
    Ces arguments, Pouliot se lassait de les entendre. Le monopole masculin sur les professions existait depuis toujours, et les générations précédentes ne s’en étaient pas portées plus mal.
    — Elle reçoit surtout des femmes mariées, enceintes pour la plupart. C’est un domaine où elle ne connaît rien.

    — Voulez-vous dire qu’étant fille, elle ne connaît pas ces choses-là? Mais vous-même, vous êtes célibataire, et à moins que vous me cachiez quelque chose, vous n’accoucherez pas d’un enfant de sitôt. A ce chapitre, vous êtes aussi
    «innocents» l’un que l’autre.
    Caron préférait maintenir un ton badin plutôt que de sortir de ses gonds. Il continua avec un sourire narquois : Puis, je suis désolé d’apprendre que vous souffrez de cruelles hémorroïdes, continua-t-il.
    — . .. Mais je n’en ai pas.
    — Ah ! Comme vous semblez dire que le docteur Picard ne devrait pas s’occuper de femmes enceintes, car nous devons présumer de sa virginité, j’ai pensé... Vous avez accepté de prendre le vieux Tremblay comme patient, vous devez donc être affligé du même mal pour prendre soin de lui avec tellement de compétence.
    A la façon dont l’importun s’agita sur sa chaise, on pouvait bien le penser accablé, lui aussi, par cette affliction.
    A la fin, en colère, il jeta :
    — Les femmes n’ont rien à faire en médecine, et elle moins que les autres !
    — Je n’ai pas votre inexpérience. Très bientôt, j’aurai accumulé trente-cinq ans de pratique. Cela me permet de ne pas être d’accord avec vous. Vous venez de lancer deux affirmations. Prenons-les l’une après l’autre.
    Le docteur Caron leva son pouce pour être bien clair :
    — Les femmes ne doivent pas pratiquer la médecine.
    Tous les pays civilisés ne partagent pas votre opinion.
    Personnellement, je me range de leur côté. Je ne sais pas si votre sensibilité tolérera que je commente la seconde...
    — Dites toujours.
    — Vous l’aurez voulu. Je vais toutefois tenter de peser mes mots, continua-t-il en dressant son index. Vous dites que le docteur Picard n’a pas sa place parmi nous. En allongeant les