Thalie et les âmes d'élite
son bureau.
Cette tournée lui permettait de prendre connaissance des opérations et incitait les chefs des rayons à lui présenter des comptes impeccables.
Un peu avant dix heures, il se planta devant la secrétaire pour lui demander :
— Un sujet urgent requiert-il mon attention immédiate ?
Le ton badin enlevait toute dimension dramatique à l’entrée en matière. A une dizaine de reprises depuis 1919, elle avait répondu par l’affirmative. Chaque fois, il s’agissait d’un appel de Fulgence Létourneau, le responsable des ateliers de confection
de
la
Pointe-aux-Lièvres,
catastrophé
par le bris d’une machine à coudre.
— La matinée promet d’être paisible. Mais j’aimerais avoir une discussion avec vous.
C’est alors qu’il remarqua le pli soucieux au milieu du front de la jeune femme.
— Oui, bien sûr, venez tout de suite.
Un moment plus tard, elle se tenait assise bien droite sur l’une des chaises réservées aux visiteurs, les genoux serrés et les mains sur le ventre.
— Si vous ne me dites pas ce qui se passe, dit-il après un silence prolongé, je vais commencer à m’inquiéter. Vous n’êtes pas malade, j’espère ?
— Oui... Enfin non. Mais je suis obligée de vous donner ma démission.
Le visage de son interlocuteur exprima la plus grande surprise.
— Je ne comprends pas, si vous n’êtes pas malade..
Le sujet d’une maternité prochaine ne se discutait pas avec un homme, surtout pas son employeur. Elle baissa la tête, intimidée.
— Je comprends, formula-t-il après un nouveau silence.
Flavie leva les yeux juste à temps pour voir un sourire sur ses lèvres. Cela pouvait tenir à la joie devant la bonne nouvelle si soigneusement tue. Elle choisit d’y lire sa satisfaction de la voir partir.
— Je vous adresse mes plus sincères félicitations, déclara son employeur avec un entrain factice.
— Je vous remercie. Bien sûr, je resterai le temps que vous me trouviez une remplaçante, et je pourrai aussi assurer sa formation, si vous le voulez.
— Je vous remercie. Cet après-midi, je formulerai le texte d’une annonce à placer dans Le Soleil.
Déjà, la jeune femme se levait, prête à reprendre son poste. Edouard fit de même et contourna son bureau en lui tendant la main.
— Encore une fois, je vous félicite. Je suppose que Mathieu est ravi de la nouvelle.
— Oui, bien sûr.
Plus tard, devant la vieille machine à écrire, Flavie repassait la conversation dans son esprit.
— Je ne laisserai pas beaucoup de regrets ici, maugréa-t-elle entre ses dents.
Cela faisait une épitaphe bien négative à toutes ses années de service.
*****
Depuis des années maintenant, Élise et Thalie avaient l’habitude de pique-niquer ensemble sur les plaines d’Abraham. Bien sûr, la situation avait évolué au fil des ans.
Pierre Hamelin, du haut de ses quinze ans, préférait ne plus être de la partie. Ses camarades de collège lui paraissaient plus intéressants, un beau dimanche après-midi, que sa mère et son amie. Quant à Estelle, d’un an plus âgée que lui, elle regardait ces deux femmes avec la ferme intention de calquer ses comportements sur les leurs.
Le trio se retrouva sous un arbre, assis en tailleur sur une grande couverture à carreaux. Le gros panier d’osier contenait tout ce dont elles pouvaient rêver pour un dîner sur l’herbe, même une bouteille de vin blanc.
— Nous devons enfreindre une loi, murmura Elise en acceptant un peu de la boisson dans une tasse.
— Certainement. Consommer de l’alcool dehors doit figurer parmi les nombreux interdits imposés par nos sages gouvernants.
La mère jeta un regard sur sa fille. Timide, celle-ci paraissait fascinée par la liberté de ton de cette femme si peu conventionnelle.
— C’est pour cela que je profite du fait que personne ne nous regarde, que j’utilise des tasses à la place de verres, et que la bouteille retournera dans ce grand panier dans une minute sans attirer l’attention, expliqua encore Thalie.
Maintenant, puis-je en offrir une petite goutte à cette charmante grande fille ?
Des yeux, elle désignait Estelle. En effet, l’adolescente dépassait sa mère d’un pouce. Dans une jolie robe bleue avec un col matelot, elle attirait les regards des jeunes gens passant dans l’allée la plus proche.
— Une toute petite quantité... pour goûter, émit la jeune fille.
Elle goûta et décréta que ce n’était pas très bon.
— Alors voici un
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