Théodoric le Grand
et il est allé trop
loin. Il a récemment confisqué au nom de la Couronne un tiers de tous les
grands domaines d’Italie. En d’autres termes, il s’est approprié une part
substantielle des terres des particuliers. Il a épargné les biens de l’Église,
ménageant ainsi son avenir. Ceci constitue une spoliation flagrante du bien
d’autrui, sans que nul citoyen dépourvu de terres n’en devienne le
bénéficiaire. Aucun paysan ne se verra attribuer le moindre jugerum [68] . Odoacre
va distribuer le tout à ses magistrats, ses préfets et ses vicaires. C’est une
attitude honteuse, scandaleuse.
Aucun d’entre nous ne se permit de sourire, même si nous
savions fort bien que Zénon, en l’occurrence, feignait d’être outrageusement
choqué. Le fait qu’Odoacre dérobât aux riches une part de leurs biens, qu’il
fît peu de cas des pauvres dépourvus de terres, ou témoignât sa générosité au
bénéfice des favoris de sa cour, tout cela lui était bien égal. Ce qui le
vexait au plus haut point, c’était de savoir que cette confiscation allait
asseoir la popularité personnelle d’Odoacre auprès du peuple. Les propriétaires
qu’il volait étaient trop peu nombreux pour lui créer des soucis. Le plus grand
propriétaire foncier, l’Église, échappant à cette mesure, le bénirait. Les législateurs
et autres administratifs auxquels il allait donner ces terres se
rapprocheraient encore de lui, et affermiraient d’autant sa puissance. Plus
important encore, le petit peuple glorifierait son nom, pour la simple raison
que les classes défavorisées se réjouissent toujours de voir quelqu’un
dépouiller et décevoir leurs supérieurs, même si elles n’y gagnent strictement
rien.
— J’ai adressé à Odoacre une sévère mise en garde,
poursuivit Zénon, pour avoir ainsi abusé de son autorité. Bien sûr, il m’a
transmis de ferventes assurances de son indéfectible fidélité et de sa
soumission. Pour le prouver, il m’a renvoyé tous les insignes royaux des
empereurs romains. Le diadème de pourpre, la couronne semée d’étoiles, le
sceptre incrusté de diamants, le globe surmonté de la croix, ces ornements
princiers chers aux empereurs de Rome depuis cinq cents ans, attestant ainsi
sans doute qu’Odoacre, lui au moins, n’aspire pas à ce genre de suprématie.
J’en suis fort aise, mais n’en suis pas satisfait pour autant, car dans le même
temps, Odoacre continue de me rire au nez. Il a refusé d’abroger son ordre de
confiscation. J’ai assez toléré son orgueil et sa présomption. À présent je
désire qu’il soit détrôné. Et je souhaiterais que vous vous en chargiez,
Théodoric.
— La tâche ne sera pas facile, Sebastós. Odoacre
sait qu’il peut compter sur la fidélité de toutes les légions d’Occident, et il
a noué de bonnes relations avec les nations voisines : les Burgondes, les
Francs…
— Si c’était une tâche facile, coupa Zénon d’un ton
acerbe, j’enverrais ma femme Ariane s’en charger, ou je demanderais à Myros,
mon eunuque, de le faire. Ou le chat du palais, peut-être… C’est justement
parce que c’est difficile que j’ai choisi un guerrier valeureux pour s’en
occuper.
— Je pense pouvoir y parvenir, Sebastós. Je veux
simplement vous dire que ce ne sera pas l’affaire d’une nuit. Mon armée
d’Ostrogoths, même avec le renfort de celle de Feva, n’y suffira pas. Je dois
rallier d’autres forces, et Odoacre en sera naturellement averti, aussi renforcera-t-il
à son tour…
— Ce sera même encore moins facile que ça,
l’interrompit l’empereur. Pour ce qui est de ces forces supplémentaires, ne
comptez pas y adjoindre une seule des légions danubiennes dont je vous ai donné
le commandement.
— Bien sûr que non, renchérit Théodoric d’un ton sec.
Nous n’allons pas faire combattre des légions romaines contre d’autres légions
romaines. Cela contribuerait à l’éclatement de l’Empire. L’excision d’un simple
furoncle ne doit pas mettre le reste du corps en danger.
— Et pour les mêmes raisons, je dois imposer une
seconde interdiction. Quand vos armées marcheront de Novae sur l’Italie, tant
qu’elles arpenteront le sol de l’Empire d’Orient, elles ne devront pas mettre
les habitants à contribution. Tout le temps que vous traverserez les provinces
orientales, vous ne pourrez exiger ni tribut ni impôt en nature dans aucun
village. Ce n’est qu’une fois entrés en Pannonie, en
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