Théodoric le Grand
apogée est clairement derrière elle. Assos [65] n’est désormais plus qu’un petit village de campagne, mais elle fut sans doute
en son temps une puissante cité, car les terrasses creusées sur les flancs de
ses hautes collines portent les restes d’importants édifices – un théâtre,
une agora, des thermes – tombés dans un abandon total, aujourd’hui vides
et délabrés. Dans d’autres cités naguère florissantes, telles Pergame, Éphèse
ou Milet, subsistent les ruines de temples, de thermes et de bibliothèques qui
ne seront sans doute jamais plus utilisés, mais n’en perdureront pas moins
éternellement, leurs colonnes, leurs porches, leurs portiques et leurs frises
ayant été taillés directement dans la roche des falaises.
Pour la première fois de mon existence, je vis à Smyrne des
chameaux, et j’y goûtai même le lait de chamelle. Je n’irai pas le recommander
pour autant. En parcourant la campagne, je repérai des animaux que je ne
connaissais pas, comme les chacals ou les hyènes, et une fois, même si je n’en
suis pas tout à fait certain, un léopard, fugitivement entraperçu. À Milet, je
découvris le Méandre [66] , cette rivière vagabonde qui aurait
inspiré à Dédale l’idée de son impénétrable labyrinthe.
Je me rendis en bateau sur l’île de Kos, où sont tissées les
plus belles étoffes de coton du monde, et où est produite la teinture pourpre
la plus réputée. Les femmes de cette île sont tellement fières de leurs
productions qu’elles les portent au quotidien, même lorsqu’elles sont occupées
aux tâches les plus banales ou lorsqu’elles marchent dans la rue. Il faut
vraiment qu’elles soient à l’aise avec leur corps, car la stola , la
tunique ou le chiton en coton de Kos est d’une texture si fine qu’elle en est
scandaleusement transparente. J’achetai sur place un peu de cette teinture
pourpre et quelques vêtements de coton pour la garde-robe de Veleda, même si je
n’avais nullement l’intention de m’exposer en public ainsi que le faisaient sans
aucune gêne ces dames de Kos.
Depuis un promontoire situé au sud de la péninsule d’Asie
Mineure, je pris un autre bateau pour l’île de Rhodes, juste pour jeter un coup
d’œil aux fragments depuis longtemps éparpillés de son fameux colosse. Avant
qu’un séisme ne la jette à bas, près de sept siècles auparavant, cette
gigantesque statue en bronze d’Apollon souhaitait la bienvenue aux bateaux
entrant dans le port de Rhodes, et sa hauteur était, dit-on, vingt fois
supérieure à la taille humaine. Je veux bien le croire, car ne serait-ce que
son pouce était trop large pour que je puisse l’envelopper de mes bras. À
l’intérieur de son torse froissé, on pouvait encore voir l’escalier en spirale
qui, naguère, avait permis aux visiteurs d’admirer la mer Égée à travers les
yeux d’Apollon. Avant cette statue, les sculpteurs avaient toujours étalonné
leurs silhouettes aux strictes proportions humaines, le corps mesurant environ
sept fois et demie la hauteur de la tête. Mais cet Apollon avait été érigé par
des artistes ayant surdimensionné leur modèle – huit à neuf fois la
tête –, ce qui lui donnait une stature à la fois plus héroïque et plus
gracieuse. Par la suite, toutes les statues, des dieux et des déesses, mais
aussi celles d’hommes et de femmes, furent proportionnées de la sorte.
J’avais quitté le Palais de Pourpre depuis longtemps, mais
j’avais laissé des traces facilement repérables de mon trajet, m’identifiant
par mon nom et mon titre dans chacun des pandokheíon où je séjournais,
et jusqu’alors, aucun messager n’avait cherché à me contacter. J’en déduisis
que Théodoric n’avait pas encore eu besoin de mes services. Aussi, même lorsque
je rebroussai chemin pour revenir à Constantinople, je continuai à cheminer
sans hâte, musardant partout où je trouvais quelque intérêt.
— Que représente donc cet horrible assemblage d’objets
hétéroclites ? demandai-je un jour effrontément à un prêtre de la ville de
Mylasa [67] .
L’objet semblait être un lieu de pèlerinage, situé aux
abords immédiats d’une église. Cette dernière, branlante accumulation de
simples briques de terre séchée et de chaume, ne gagnait rien en esthétique à
côté de l’étrange reliquaire en question. Car l’objet, s’il s’agissait bien
d’un reliquaire, avait commencé comme un arbre quelconque, mais il avait
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