Théodoric le Grand
celui qui
s’efforce d’afficher par tous les moyens une sainte patience teintée de
mansuétude envers ses ravisseurs, c’est Jean, archevêque catholique de Ravenne.
L’autre, le frêle vieillard mince et tremblotant, est lui réellement un saint,
considéré comme tel de son vivant. Sans doute le seul que nous aurons jamais le
privilège de rencontrer de notre vie, Théodoric. Tu en as sûrement déjà entendu
parler. C’est le vieux mentor d’Odoacre, son tuteur, confesseur et chapelain
attitré, saint Séverin.
*
— À Odoacre de décider, déclara Théodoric. Ou il
renonce à la ville, ou il abandonne le saint.
Nous nous trouvions, Théodoric et moi, en compagnie de ses
officiers et de nos deux nouveaux invités, allongés pour la collation dans le triclinium du palais qu’avait réquisitionné le roi à Ariminum. Les mets qu’on nous avait
servis étaient fort copieux, mais autant l’archevêque Jean y faisait honneur de
bon cœur et des deux mains, autant saint Séverin, quasi indifférent à cette
débauche de bonne chère, se contentait d’en prélever un petit morceau de-ci
de-là de ses vieux doigts tremblants.
— Teodoricus, mon fils, mon fils…, fit l’archevêque, de
sa caractéristique prononciation à la romaine. (Il avala une énorme bouchée de
viande, puis me désigna d’un signe de tête :) Pour avoir osé porter la
main sur la personne sacrée de saint Séverin, cet individu est d’ores et déjà
condamné pour le restant de ses jours à une vie misérable, après quoi il
endurera pour l’éternité les tourments de la Géhenne. Vous ne tenez sans doute
pas, pour votre part, à mettre en péril votre espoir de paradis en maltraitant
un saint chrétien ?
— Un saint catholique, fit Théodoric, impavide. Et je
ne le suis pas.
— Mon fils, mon fils… Séverin a été sanctifié par le
souverain pontife, chef de toute la chrétienté. (Jean se signa pieusement le
front.) Tout chrétien se doit donc de révérer et de respecter un saint qui…
— Balgs-daddja ! grogna rudement le général
Pitzias. Un véritable saint nous aurait instantanément punis de nos impiétés
d’un coup de foudre divin. Celui-ci n’est même pas fichu d’articuler un seul
mot de reproche.
— Ni aucun autre, fit l’archevêque Jean. Le saint ne
parle plus.
— Est-il donc blessé ? Souffrant ? demanda
Théodoric. Je ne tiens pas à le perdre prématurément. Dois-je faire mander un
médecin ?
— Non, non, répondit Jean. Depuis quelques années, il
ne parle plus, ne semble plus entendre et ne se sert pas non plus de ses autres
sens. S’il était un mortel comme les autres, on le supposerait juste atteint de
sénilité. Mais en tant que saint, Séverin suit les préceptes d’un autre
saint : il se conforme aux injonctions de Paul de ne se préoccuper que de
l’au-delà, tout en méprisant les choses de ce bas monde. Notez avec quel
détachement il se contente de picorer une miette par-ci par-là. Ce renoncement
personnel à une alimentation normale nous a beaucoup aidés, nous autres assiégés
dans Ravenne, obligés de nous contenter de miettes. Son exemple nous a
inspirés.
— Si vous l’adorez et l’estimez à ce point, fit
posément remarquer Théodoric, vous ne voulez certes pas qu’il lui arrive
quelque chose.
— Mon fils, mon fils, répéta Jean, se tordant les
mains. Voulez-vous que j’aille rendre compte à Odoacre que vous menacez
d’attenter à la personne de Séverin le sacré ?
— Je me fiche de ce que vous allez lui dire,
archevêque. D’après ce que je sais d’Odoacre, il ne mettra pas sa peau en danger
pour sauver celle de son saint favori. Cet homme n’a pas hésité à se fondre
lâchement dans une foule de sujets anonymes pour fuir Vérone sans se faire
prendre. Il a froidement fait massacrer des centaines de prisonniers désarmés
et sans défense plutôt que de retarder sa course jusqu’ici. Depuis, il a soumis
toute la population de cette ville à de déplorables privations pour pouvoir
continuer de s’y cacher. C’est pourquoi je doute qu’une menace sur qui que ce
soit d’autre puisse le pousser à me rendre Ravenne. C’est pourtant ce qu’il va
devoir faire.
— Mais… mais… s’il ne le fait pas ?
— S’il ne le fait pas, alors vous découvrirez,
archevêque, que je peux être aussi impitoyable et brutal qu’Odoacre. Si vous
accordez une quelconque importance à ce qui pourrait arriver au prétendu
Weitere Kostenlose Bücher