Théodoric le Grand
imbécile ! Théodoric aurait mieux
fait d’envoyer à votre place ce vieux gâteux de Séverin. Qui a jamais entendu
parler d’un vaincu dictant ses volontés au vainqueur ? Ouvrez les
yeux ! D’un côté, Théodoric, chevauchant triomphalement à travers toute
l’Italie. De l’autre, Odoacre gisant tel un cadavre, aplati, écrasé… mais
continuant à dresser le poing, en croassant : « Je suis votre égal,
par ordre de l’archevêque Jean ! »
Dégoûté, je rejetai les rênes de son cheval.
— Allez, va… Finissons-en, j’ai hâte de voir ça.
Il reprit la parole, l’air plus agité maintenant :
— J’ai donné ma parole. La parole d’un révérend…
— Attendez un instant, fis-je, arrêtant une nouvelle
fois Velox. Vous avez sûrement déjà prévu les arrangements censés accompagner
la rencontre de ces deux singuliers rois fraternels… quand il s’agira de
sceller leur joyeuse collaboration. Qu’avez-vous imaginé ?
— Ah, mais la cérémonie aura lieu en grande pompe,
évidemment. Teodoricus entre dans Ravenne à la tête de ses troupes. On lui
accorde un triomphe, avec toutes les formalités coutumières. Je le coiffe
moi-même de la couronne de laurier et lui passe la toge pourpre. Les forces
défendant la ville lui prêtent serment d’allégeance et lui présentent les
armes. Les gens alignés le long des rues se prosternent en témoignage de
soumission. Après avoir entendu les chants de victoire à la cathédrale,
Teodoricus se dirige vers la résidence d’Odoacre, un palais nommé le Bosquet de
Lauriers. Un banquet l’y attend. Les deux hommes se donnent une accolade
d’amitié et…
— Ça suffira, l’interrompis-je.
Il garda le silence pendant que je songeais à tout cela.
Puis, je repris :
— Oui, ça ira très bien. Théodoric entre dans la ville ;
les gardes et les habitants se soumettent. C’est ce à quoi il s’attendra, car
c’est tout ce que vous lui direz, archevêque. Vous le laisserez croire qu’au
moment où il va rencontrer Odoacre, ce sera pour recevoir son épée.
Jean se cabra avec horreur.
— Vous poussez un archevêque à commettre un
péché ! Vous voulez que je mente à Teodoricus ! Eh, quoi ? Je
briserais ma foi jurée à Odoacre !
— Vous ne ferez ni l’un ni l’autre. Je suggère
simplement que vous éludiez un pan de la vérité. Si vous aviez le malheur
d’exposer tels quels à Théodoric les arrangements que vous avez négociés, il
vous étriperait sur-le-champ. C’est un homme d’honneur. Il refuserait de faire
un pas dans la cité, Odoacre dût-il lui en ouvrir grand les portes. C’est
pourquoi, archevêque Jean, vous allez juste omettre la stipulation de la
co-royauté comme condition de la reddition. Vous reprendrez votre souffle dès
que vous aurez fini de décrire le cérémonial de l’entrée. Après l’acceptation
de la soumission de la ville, Théodoric se dirige vers le palais du Bosquet de
Lauriers pour y rencontrer Odoacre… et c’est tout. Vous arrêtez là. Si à cet
instant de l’histoire il devait se produire un incident susceptible de souiller
votre engagement… ma foi, ce ne serait pas de votre faute, n’est-ce pas ?
— C’est encore un péché par omission que vous me
conseillez. Et je suis un archevêque de la Sainte…
— Consolez-vous avec ça. Un sage abbé m’a dit un jour
que notre Mère l’Église permet occasionnellement à ses ministres d’œuvrer pour
sa cause au moyen de pieux artifices.
Jean manifesta un dernier élan de vertueuse résistance.
— Ce que vous me demandez ici, c’est d’œuvrer à la
cause de Teodoricus. Un arien. Un hérétique. Comment voulez-vous que je
persuade ma propre conscience que j’œuvre pour notre Sainte Mère
l’Église ?
Je répondis, d’un ton lourd de sous-entendus :
— Vous lui évitez d’avoir à chercher un nouvel
archevêque pour son épiscopat de Ravenne. À présent, venez annoncer à Théodoric
la reddition inconditionnelle qu’il attendait.
*
Voici donc comment, parce que j’avais fait en sorte que mon
roi ne sache rien du pacte de « co-royauté » accepté par Odoacre, se
produisit cet acte regrettable et bien éloigné de toute sagesse, qui marqua le
début du règne de Théodoric. J’aurais dû l’anticiper, car j’avais déjà vu
Théodoric agir en de semblables occasions, sans hésitation ni remords. Plus
tard, en y repensant, j’ai souvent regretté de ne pas avoir tenté de
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