Théodoric le Grand
située
juste de l’autre côté de la rue, face à l’entrée menant à ce podium. La famille
qui y loge était absente – sans doute venue ici au spectacle –, aussi
me suis-je dit : « pourquoi pas là ? »
— Tu as bien fait. Vas-y, Odwulf. Je te rejoins dans un
instant.
Je me penchai sur Strabo.
— Deux petites choses, encore.
Ses membres sectionnés se levèrent impulsivement, comme pour
parer un coup éventuel. Mais je ne fis que détacher la fiole reliquaire de ma
chaîne de cou, dévissai le bouchon et l’introduisis entre les lèvres de Strabo,
déjà presque bleu pâle.
— Tiens, fis-je. Ce sera ta seule absolution. Tu t’es
assez moqué de mon lait de la Vierge, n’est-ce pas ? Maintenant que tu vas
prononcer tes dernières prières, tu auras peut-être envie de t’en délecter.
Je me relevai et jetai un coup d’œil en arrière, pour
m’assurer qu’Odwulf était hors de vue et ne pouvait m’entendre.
— Une dernière chose, à présent. Je vais t’offrir une
petite consolation, avant que tu ne passes l’arme à gauche. Ne meurs pas dans
la honte d’avoir été tué par une simple femme. Je ne suis pas la princesse
Amalamena.
Je lui infligeai alors un mensonge délibéré, avec le secret
espoir qu’il ne serait qu’à moitié faux.
— Amalamena est saine et sauve, auprès de son frère
Théodoric ; tout comme le pacte authentique, écrit et signé de la main de
l’empereur Zénon. Si je me suis laissé capturer et enfermer durant cette longue
captivité, c’était pour t’empêcher de savoir tout cela, jusqu’à ce qu’il soit
trop tard.
Il grogna d’un ton maussade, puis coassa tel un
crapaud :
— Mais qui es-tu donc… espèce de… putain ?
Je répliquai d’un ton léger :
— Oh, pas une putain, non. Ni même une femelle
prédatrice. Je suis un raptor. Tu espérais avoir un enfant de moi, niu ? (J’eus un petit rire.) Ce n’est pas avec une femme que tu as couché tant de
fois, et ce n’est pas non plus une femme qui t’a stigmatisé de ce bâton de nauthing.
Relevant ma chemise souillée de sang, je déroulai la bande couvrant
mes hanches, et l’ôtai brusquement. Les globes oculaires de Strabo gonflèrent
si fort que je crus que ses iris allaient basculer le long de sa tête, à la
suite de ses larmes, et rouler sur ses tempes jusqu’à la flaque de sang. Puis
il ferma les paupières et les tint serrées, alors qu’il entendait mes derniers
mots :
— Celui qui t’a trompé, t’a ridiculisé, s’est montré
plus fin que toi et t’a découpé en morceaux, faisant de toi un cochon humain.
Celui qui t’a tué… était un raptor. Et son nom est Thorn le Mannamavi.
*
J’aurais aimé pouvoir écrire que tout se passa exactement
comme je l’avais prévu. Mais ce ne fut pas le cas.
Dissimulant l’épée ensanglantée que j’avais confisquée dans
un repli de ma robe tout aussi souillée, je courus dans la direction prise par
Odwulf, sautant au passage par-dessus divers corps piétinés, et dévalai
l’escalier vers la sortie. Mais la voie était bloquée au bas des marches, et je
vis qu’Odwulf n’avait pas progressé bien loin. Une foule de spectateurs qui
venaient de sortir, enragés, l’avaient entouré et le retenaient prisonnier, le
secouant violemment en tous sens en l’accablant d’imprécations :
— C’est un des soldats de Strabo ! Il prenait la
fuite !
— Pourquoi n’est-il pas derrière, à combattre ces
démons ?
— Ma jolie petite fille a été tuée ! Mais lui, il
est vivant !
— Pas pour longtemps !
Odwulf tenta bien sûr de s’expliquer avec eux, mais sa voix
se noya dans leurs rugissements. Jamais, en soldat professionnel qu’il était,
il n’eût tiré son épée contre d’innocents citoyens. C’était à moi de le faire,
ne serait-ce que pour lui sauver la vie. Mais la foule était dense et si
puissante que je ne pus me frayer un passage jusqu’à lui. En un clin d’œil,
l’homme qui venait de hurler « pas pour longtemps ! » tira
l’épée d’Odwulf de son fourreau. Ce dernier essaya bien de lui dire quelque
chose, mais l’homme plongea la lame à l’intérieur de sa bouche ouverte, avec
une telle vigueur que la pointe ressortit à l’arrière du cou d’Odwulf.
Lorsque l’irréprochable lancier s’écroula, l’épée plantée
verticalement dans sa bouche comme une croix sinistre sur une tombe, la foule
sembla d’un seul coup retrouver ses
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