Théodoric le Grand
pu
vivre avant leur grande migration, et dans quelles conditions ils sont arrivés
jusqu’ici ?
— Absolument pas, dit-il avec entrain. Tenez, placez ce
pot sur le feu, et mettez-y un peu de ce hanaf.
Des replis de la peau de loup qu’il était en train d’enfiler
à nouveau, il tira une poignée d’une substance friable et desséchée. Je la
transférai dans le pot vide, reconnaissant au passage les feuilles sèches et
les graines de cette plante sauvage que l’on nomme en latin cannabis.
— Tout ce que je peux vous dire, poursuivit Galindo,
c’est que la meilleure chose qui soit arrivée aux Goths, et je parle de
l’ensemble des Goths, c’est d’avoir été chassés d’ici par les Huns.
— Pourquoi dites-vous cela ? demandai-je, tandis
que nous regardions l’herbe chauffée commencer à se tordre, à noircir et à
fumer.
— La vie était trop confortable, ici. Dès qu’ils
s’installèrent comme des citoyens romains bien élevés et commencèrent à adopter
les us et coutumes policés de la civilisation romaine, ils ne tardèrent pas à
devenir affables et mielleux, suffisants et satisfaits d’eux-mêmes. Ils en
oublièrent leur héritage d’indépendance, d’obstination et de hardiesse.
Il se pencha au-dessus du pot et inhala d’une profonde
inspiration l’épaisse fumée qui se dégageait à présent des herbes en train de
brûler. Puis il m’invita du geste à l’imiter. Je m’exécutai, et remplis à mon
tour mes poumons d’une odeur et d’un goût doux et âcre. Sans être répugnant, ce
n’était pas non plus spécialement plaisant, sans rapport en tout cas avec cette
sensation de « réconfort » éprouvée par Galindo.
— Ces Goths, installés et devenus indolents, reprit-il,
imitèrent les Romains jusqu’à adopter la religion chrétienne, et ce fut le
renoncement qui les affaiblit le plus.
— Pourquoi dites-vous cela ? m’écriai-je, assez
stupidement.
En vérité, je commençais à avoir du mal à articuler :
cette inhalation de fumée avait doucement mais sûrement obscurci mon esprit.
Galindo inhala une autre profonde bouffée avant de me
répondre :
— Quel besoin les Goths avaient-ils d’importer une
religion orientale ? Le christianisme est une croyance de négociants… un
simple marchandage en attente de profit. « Faites le bien », est-il
prêché inlassablement, « vous en serez récompensés ».
Même si j’avais voulu le contredire, je n’y serais pas
parvenu, tant je me sentais l’esprit embrumé d’un homme ivre. Galindo était
assis en face de moi, mais ses mots semblaient venir de bien plus loin,
assourdis et déformés par un léger écho, comme s’ils se bousculaient les uns
les autres.
— Akh, Maréchal, vous êtes en train de basculer,
me dit-il, hilare. Vous ressentez l’effet de la fumée de hanaf. Cela
dit, c’est encore plus probant dans un espace confiné.
Il m’offrit de m’y replonger, mais je secouai nébuleusement
la tête. Quand il se pencha de nouveau sur le feu, il rabattit un pan de sa
peau de loup au-dessus du pot et de sa tête, et la couverture ainsi formée se
souleva au rythme des inspirations répétées qu’il prit. Quand il en ressortit,
ses yeux étaient vitreux, son sourire paraissait extrêmement relâché et quelque
peu stupide. Mais il continua de parler, et à mon oreille, ses paroles
semblèrent de plus en plus métalliques et distantes.
— Heureusement pour les Goths, les Huns les expulsèrent
d’ici. Jusqu’à une époque très récente, les Goths continuèrent d’être ainsi
chassés, renvoyés d’un endroit vers un autre. Ils connurent la faim, la soif,
la souffrance. Ceux qui ne tombèrent pas sur les champs de bataille périrent de
maladie ou de froid. Mais ce fut une bonne chose, en définitive.
— Pourquoi dites-vous cela ?
Je me rendis compte que je venais de répéter la même
question pour la troisième fois, comme si je n’étais plus capable de prononcer
d’autres mots. La vérité, c’est que j’avais déjà un mal de chien à les
articuler, même lentement et en ménageant une pause entre chacun : comme
ceux de Galindo, ils semblaient se réverbérer dans ma tête.
— Ce fut une bonne chose, parce que ceux qui moururent
étaient les plus faibles, les moins énergiques. Il ne resta que les plus forts,
les plus intrépides. Maintenant que l’Empire romain se trouve lamentablement
fragmenté, le temps est propice à une véritable renaissance des
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