Théodoric le Grand
activités viriles, les
voyages et la solitude n’ont pour moi aucun charme particulier.
— Si tu n’aimes pas voyager, pourquoi possèdes-tu un
cheval ?
— Ce n’est pas le mien. Celui avec lequel je suis venu,
je l’ai volé.
— Tu l’as volé ?!m’exclamai-je,
atterré. Mais enfin, c’est un crime de la plus haute gravité ! Tu risques
la pendaison… la crucifixion…
Thor repoussa l’argument d’un ton négligent :
— Seulement si je suis assez fou pour rentrer à Tolosa,
où je l’ai volé.
J’étais stupéfait. Jamais je n’avais entendu un criminel se
vanter de façon aussi éhontée d’un aussi abominable forfait. Je l’admets, je
n’ai pas toujours été moi-même le plus irréprochable des mortels, et il m’est
arrivé d’enfreindre certaines lois. Mais jamais il ne m’est venu à l’idée
d’aller faire gaiement état de mes transgressions, ni même dans mon for
intérieur de les prendre à la légère. Et à tout prendre, au bout du compte,
même les meurtres que j’avais commis n’étaient rien comparés à la vilenie de ce
vol du cheval d’un autre citoyen. Dans la loi gothe, tout comme dans l’esprit
public et la coutume générale, une telle infamie est considérée comme plus
répréhensible encore que le meurtre. Ce qui me perturbait le plus, c’est qu’en
l’occurrence, le rôle du scélérat, parfaitement inconscient de sa propre
immoralité et n’en éprouvant aucun remords, était tenu par l’être au monde qui
m’était le plus proche par l’esprit, une sorte de jumeau, le compagnon et
camarade que m’avait offert le destin… pas loin, en l’espèce, d’être un autre
moi-même.
Thor se rendit compte de ma désapprobation consternée. Il se
leva et arpenta la chambre, puis ouvrit le placard où j’avais rangé mes habits
de rechange avant que Swanilda et moi ne partions rôder dans le delta. Mettant
la main sur les tenues de Veleda, Thor les sortit et commença de les manipuler
et de les examiner. Le double serpentin de bronze qui me permettait
d’envelopper ma poitrine, acheté à Haustaths, exerça sur lui une fascination
toute particulière. Il l’adapta sur lui et, dans le plus simple appareil, alla
se pencher au-dessus du bassin rempli d’eau, se tournant d’un côté puis de l’autre
pour mieux admirer son reflet. Thor m’avait lui-même déjà montré les vêtements
et sous-vêtements féminins qu’il transportait pour lui-même, dont une bande de
chasteté ceignant ses hanches, destinée comme la mienne à envelopper et cacher
l’organe viril. J’épargnai donc à Thor les récriminations qui me venaient à la
bouche de le voir ainsi fouiller sans vergogne parmi mes affaires. Par
ailleurs, en observant l’horrible cicatrice en croix gammée étalée sur son dos,
je me sentais enclin à une certaine indulgence, même à l’égard de choses plus
graves. L’irrespect pour la propriété d’autrui dont Thor faisait preuve était
peut-être dû à de mauvais traitements subis au cours de son enfance.
— Ainsi, tu n’as aucune intention de rentrer un jour à
Tolosa ? J’aurais pourtant pensé qu’ayant assisté à un convivium de
la cour locale, tu devais être un jeune noble d’un certain rang.
— Plût au ciel que je le fusse, rétorqua Thor.
L’instant d’après, il me stupéfia derechef en
ajoutant :
— Je suis… j’étais, du moins, la cosmeta et la
coiffeuse de la reine Ragna, épouse du roi Euric.
— Quoi ? Une cosmeta mâle ? Nommée
Thor ?
— Non, nommée Geneviève. Et évidemment pas mâle. Dans
ma Tolosa native comme dans toutes les autres terres des Wisigoths, j’étais
connue et respectée comme son habile cosmeta du nom de Geneviève. Je me
suis efforcée de ne jamais ternir cette réputation. Aussi, mes petites
exactions sont toujours restées discrètes. Je ne me métamorphosais en Thor que
lorsque je voulais assouvir mes désirs masculins, et dans ces occasions je
m’éclipsais dans quelque vil lupanar où les femmes posent peu de questions aux
hommes affamés de chair féminine.
— Intéressant, fis-je à nouveau. J’ai eu moi aussi à
prendre de grandes précautions pour préserver mon identité, en fonctionnant
dans l’autre sens. Je vis en effet publiquement comme un homme.
— Comme je te l’ai dit, j’ai eu une éducation délicate.
Enfant trouvée, j’ai été élevée et éduquée par les nonnes, et l’on m’a enseigné
les occupations seyant à une jeune
Weitere Kostenlose Bücher