Thorn le prédateur
qui prit la parole, du ton onctueux dont il était coutumier :
— Messeigneurs, il n’est point du ressort de l’Église
d’intervenir dans les affaires civiles, et en tant que serviteur de Dieu, je me
garderai bien d’y déroger. Cependant, ayant été marchand à Constantia longtemps
avant d’y être ordonné prêtre, j’aspire simplement à donner ici quelques
précisions susceptibles d’avoir leur importance dans l’affaire qui nous
concerne.
Naturellement, le judicium lui donna la parole, et
naturellement, je m’attendis à le voir flatter humblement en paroles le dux Latobrigex. Mais ce prêtre avait visiblement pris confiance en son autorité
ecclésiastique, et bénissant certainement l’occasion qui lui était soudain
donnée d’en faire la démonstration, il me stupéfia :
— C’est vrai, nous n’avons là qu’une insignifiante
étrangère de passage portant une grave accusation contre un respectable citoyen
de Constantia. Mais je me permets de vous rappeler, messeigneurs, que la
prospérité de notre cité n’est fondée que sur les étrangers qui franchissent
ses portes. Le moindre nummus gagné par les citoyens que nous sommes, du
plus noble au plus vil, provient de ces étrangers, qu’ils soient marchands,
négociants ou pourvoyeurs en denrées diverses. Imaginez maintenant un seul
instant que par-delà les portes de notre cité, se répande le bruit que seuls
les citoyens de Constantia peuvent espérer la protection des lois de la ville…
et que tout étranger ne puisse désormais espérer ici qu’injustice, fut-il un
moins que rien telle la putain vagabonde ici présente… Je vous le demande, que
croyez-vous qu’il adviendrait alors, messeigneurs, de l’opulence de notre cité ? Quid aussi de la réputation morale de l’Église de Dieu que nous avons
l’honneur de représenter ? Je me permettrai donc un humble conseil à vos
seigneuries. Faites droit à la revendication du plaidant, et autorisez cette
rixe entre Jaerius et Gudinand, afin de trancher le différend qui vous est
soumis. Vous serez lavés du soupçon d’avoir voulu intervenir pour ou contre
l’une des parties en présence. Car dans le rite de l’ordalie, seul Notre
Seigneur est juge.
— Comment osez-vous ? fulmina Robeya, tandis que
son mari gardait le silence et que son fils commençait à transpirer de manière
ostensible. Espèce de boutiquier en chasuble, qui êtes-vous pour soumettre un
membre éminent de notre noblesse à un vulgaire combat public contre une telle
vermine de réprouvé sans cervelle… au nom de l’honneur d’une misérable
représentante de la plus vile engeance femelle qui se puisse concevoir ?
— Clarissima Robeya, rétorqua le prêtre sur un
ton respectueux, tout en levant sur elle un index rigoureux, les devoirs et la
dignité de la noblesse ont bien sûr leur importance, que je ne nierai point.
Mais bien plus lourd est le devoir du prêtre, car au jour du Jugement dernier,
c’est lui qui rendra compte au nom des rois eux-mêmes. C’est pourquoi, clarissima Robeya, dussiez-vous éclipser en dignité le reste de l’humanité, votre fierté
n’en devra pas moins s’incliner devant l’humble représentant des mystères
chrétiens. Quand votre prêtre parle, vous devez le payer de respect, et non
contester ses avis. J’ai le regret de vous le rappeler ici solennellement.
C’est en tant que prêtre que je vous y enjoins, mais c’est le Christ lui-même
qui vous menace par ma voix.
— Et ça, ça effraie même un dragon femelle, murmura
Wyrd.
De fait, la dame avait pris une couleur de cendre durant cette
semonce et ne pipa mot ensuite, tandis que Jaerius accroissait encore sa déjà
copieuse sudation. Au terme d’un instant de silence, ce fut Latobrigex qui
reprit la parole. Posant la main sur le bras de sa femme, il dit de sa voix
douce :
— Le Père Tiburce a raison, ma chérie, il faut que
justice soit faite, et dans l’ordalie, Dieu seul décide là où est le droit.
Ayons foi en son jugement, ainsi qu’en la solidité du bras de notre fils.
Il se tourna vers les trois membres du judicium.
— Messeigneurs, je me prononce en faveur de
cette demande. Que le combat se déroule demain matin.
22
La nouvelle dut parvenir le soir même aux quatre coins de la
cité, et même au-delà. Le lendemain matin, lorsque Wyrd et moi arrivâmes dans
l’amphithéâtre (j’étais redevenu Thorn, à propos), il semblait que l’entière
population de la
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