Toulouse-Lautrec en rit encore
n’était pas flatteuse, mais les deux hommes s’estimaient profondément, ajouta Séraphin. Déjà, en 1882, Henri avait fait un portrait de son cousin à l’époque où tous deux sortaient à peine de l’adolescence…
— J’avoue que j’ai fait l’impasse sur ce dessin, confessa platement le monsieur sans âge, à l’allure d’échassier auquel on aurait chaussé des besicles.
— Il ne me semble pas inutile que vous vous penchiez sur cette caricature que Toulouse-Lautrec lui-même a intitulée Tapir le scélérat .
— J’y vais de ce pas…
— À défaut de trouver un lien commun entre les trois tableaux subtilisés, procédons par thème, suggéra Cantarel. Pourquoi les voleurs ont-ils fait main basse sur ce Gabriel Tapié de Céleyran qui avait suivi son cousin Henri à Paris afin de poursuivre ses études de médecine entamées à Lille ? C’est lui, du reste, qui avait introduit Lautrec dans le milieu des carabins. Gabriel fut interne à l’hôpital Saint-Louis. C’est là que le peintre l’a croqué avec son tablier de chirurgien. Vous ne connaissez pas ce dessin ? demanda Séraphin qui maîtrisait son sujet mieux, semble-t-il, que cet échalas de Cubayne dont les mains étaient gantées de soie pour, arguait-il, ne pas altérer les toiles soumises à son examen méticuleux.
Le grand spécialiste de Lautrec ressemblait, en réalité, à la majorité de ses confrères : des individus toujours un peu précieux qui, à la loupe, dissèquent un tableau en notant scrupuleusement les procédés de pigmentation, les gouaches, les signatures sans vraiment appréhender l’œuvre du maître.
Arsène Cubayne appartenait à cette race toujours très collet monté. Séraphin Cantarel n’avait qu’une confiance toute relative quand il s’agissait d’éplucher ses rapports portant tous la mention « A. Cubayne, expert en œuvres d’art – Paris ».
Coustot assistait à cet échange sans rien dire.
Quand l’homme au nez de fouine eut tourné le dos, l’enquêteur considéra Séraphin, la mine satisfaite :
— Vous l’avez bien mouché, ce blanc-bec !
En vérité, Cantarel tenait toutes ces informations de Théo qui, avec méthode et discernement, avait creusé son sujet. Ainsi son assistant s’était-il perché sur l’arbre généalogique des Toulouse-Lautrec, sautant de branche en branche, pour recenser les différentes figures familiales que le petit Lautrec avait croquées sur son carnet de dessin.
— Des nouvelles, commissaire Coustot, de la SM retrouvée en Andorre ?
— C’est un véhicule volé à Gincla, dans l’Aude.
— Étrange ! Étrange… fit remarquer Séraphin en se rendant dans la salle où Cubayne examinait de plus près le dessin du Tapir.
— Sur ce point, je suis là aussi affirmatif : c’est bien le coup de trait de Lautrec, même si la caricature n’est pas signée. Notez, monsieur le conservateur, cette cursivité dans l’ébauche du mouvement…
— Bien, bien, coupa net Séraphin.
— Puis-je disposer ? demanda Cubayne.
Cantarel jeta un œil sur sa Jaeger-LeCoultre qui affichait 17 h 10 :
— Avec un peu de chance, vous pourrez prendre le train du soir pour Paris ! observa Cantarel le plus sérieusement du monde.
— Non, je crois que je vais profiter de cette mission pour faire une petite prière à Sainte-Cécile…
— Vous risquez d’y croiser mon épouse. Elle est en adoration devant ces fresques. Mais, en réalité, qui était cette sainte femme ? demanda Séraphin, la malice au coin des yeux.
Arsène Cubayne était plus pieux qu’érudit. Aussi récita-t-il la légende auréolant la jeune martyre. L’histoire laissa Cantarel et Coustot dubitatifs. Seul Théo resta suspendu aux lèvres du vieux héron qui avait conservé ses gants d’expert.
— C’est, monsieur le conservateur, une magnifique histoire. Cécile était une belle jeune fille issue d’une noble famille pratiquante de Rome. Elle était tout en grâce, en beauté et en innocence, elle se passionnait pour les arts et la musique en particulier. Très tôt, Cécile voua sa vie à Dieu et fit vœu de virginité…
Théodore esquissa un sourire gourmand.
— … Contre son gré, son père l’incita à se marier à un jeune païen du nom de Valérien. La nuit des noces, après que les invités eurent ripaillé et dansé, les jeunes époux se retrouvèrent dans la chambre nuptiale. C’est alors que Cécile confia à son époux son
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