Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
écuelles de fer-blanc. Engelschall nous parut plus humain que ses collègues, car en partant, il laissa la lumière allumée dans la cellule, ce qui nous permit de manger correctement. Nous trouvions cela « correct » de sa part. Nous commençâmes par nous jeter sur le pain et le fromage. Pour boire, cela nous parut plus malaisé. Fischl, le plus robuste d’entre nous, nous montra avec le doigt jusqu’où nous pouvions boire. Comme j’étais le plus jeune, je me contentai des restes. Il y avait encore deux portions de pain intactes, celles de nos camarades abattus. Fischl les partagea autant qu’il put en portions égales qu’il distribua à chacun de nous. Entre-temps, Fischl s’était mis en prière. Il fixait du regard la couchette du haut, comme s’il voyait le ciel. Implorant Dieu, il se livra à une série d’inclinations rythmées vers l’avant et vers l’arrière, il se tourna vers la droite et vers la gauche et il prononça quelques mots dans un murmure inintelligible ; pourtant, je compris qu’il disait le Kaddisch. Soudain, il nous regarda d’un air absent, comme s’il sortait d’un état de transe. Lorsqu’il vit que nous étions en train de manger, il fonça sur nous les poings levés en vociférant. « Vous êtes en train de bâfrer, fils de putain, mais il n’est pas question pour vous de prier pour les morts dont vous dévorez le pain ! » Puis il retourna à ses dévotions. Il leva ses grands yeux injectés de sang vers le ciel et il acheva sa prière : Osch scholom bimromow hujaaseh scholom olenu weal kol-Jisrœl weimru-Omen (la paix règne dans les hauteurs du ciel, que la paix règne sur nous dans le royaume d’Israël, amen).
Fischl était notre chef d’équipe, un homme trapu et musclé. Après cela il sembla un peu détendu. Je voyais des larmes dans ses yeux. Il paraissait avoir dénoué un nœud qui l’étranglait et il dit humblement : « L’homme croit en Dieu, et c’est ce qui le différencie de l’animal. » Ce jour-là, ses dernières paroles avant de se coucher furent : As men dawent, is mari a Mensch. E gite Nacht Jiden (celui qui pleure est véritablement un homme. Bonne nuit, juifs !).
La journée qui se terminait avait été rude, comme tant d’autres. Nous venions de nous étendre sur le sol dans nos tenues sales ; une seconde après nous dormions d’un profond sommeil. Le lendemain matin, lorsque Engelschall ouvrit la porte, nous reposions comme des hippopotames, recouverts d’une croûte de fange desséchée, et nous ronflions. Nous devions avoir un aspect assez repoussant, car Engelschall nous commanda : « Tous à la salle d’eau, bande de porcs ! » À moitié endormis, nous chancelions dans le corridor conduisant aux lavabos du rez-de-chaussée. Par la fenêtre qui donnait sur la cour, je reconnus « la place des Sports » alors déserte.
Il faisait plutôt froid dans la salle d’eau. Par extraordinaire, l’eau coulait aux robinets. C’était une occasion exceptionnelle d’étancher notre soif. J’ouvris un robinet et j’avalai l’eau si goulûment que j’en perdis presque le souffle. Nous nous déshabillâmes en jetant à terre nos hardes répugnantes. Nous nous escrimions à enlever la couche de crasse et de fange qui matelassait notre peau. Après la douche, chacun de nous reçut une chemise propre ; nous regagnâmes nos bas-fonds. Nous avions cette fois la cellule 13, moins sombre et moins sinistre que la précédente, qui recevait la lumière du jour par une fenêtre donnant sur la cour où se trouvait le bloc des exécutions. Ce bâtiment était entouré de murs de tous les côtés, et on ne pouvait voir ce qui se passait à l’intérieur. Nous nous étendîmes sur le sol, mais nous ne pûmes dormir. Nous nous posions trop de questions : pourquoi ces tenues neuves, et cette nouvelle cellule ? Fischl attribuait cette tournure plus favorable des événements à ses prières et à l’intervention de Dieu. « Le Schemiborah finira bien par nous aider ! Il faut prier, camarades ! Priez Dieu et Dieu nous aidera. »
Il se leva, le visage tourné vers la fenêtre et il commença à psalmodier la prière du matin que les juifs pratiquants récitent en utilisant un tefillim, ou phylactère, une banderole en parchemin où sont inscrits des versets de la Bible. Comme Fischl n’en avait pas à sa disposition, il mimait son déroulement avec ses mains, avec une habileté que je n’avais pu acquérir moi-même
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