Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
l’enfer à travers les fentes des haies.
Un feu infernal grondait derrière la haie, projetant vers le ciel une torche gigantesque qui répandait aux alentours, dans toute la campagne, une épaisse fumée noirâtre, visible de très loin.
Le crépitement de la fournaise, ses pétillements, ses sifflements, le grésillement du foyer composaient le plus horrible des accompagnements. Qui cependant, parmi ces malheureux, aurait pu imaginer une seconde que l’odeur douceâtre qui imprégnait l’air provenait de l’incinération de milliers d’hommes assassinés et qu’ils allaient eux-mêmes, quelques instants plus tard, subir le même sort ?
Ce matin-là, donc, les candidats à la mort réunis dans ce bosquet attendaient pour être gazés que les victimes de la nuit précédente aient été rejetées hors de la chambre à gaz…
De temps en temps Moll venait jeter un coup d’œil dans le petit bois, invitant les gens à prendre patience et leur promettant qu’on leur apporterait bientôt à boire.
Depuis la veille trois transports, se succédant toutes les quatre heures environ, avaient été engloutis dans les chambres à gaz du crématoire V.
Eckardt venait aussi s’adresser en hongrois à la foule, tentant également de remonter le moral des détenus qui souffraient d’une telle soif que certains pour apaiser leurs tourments en étaient réduits à lécher l’herbe de la pelouse. Mais il savait parfaitement que tous reprendraient goût à la vie et espoir si on les laissait étancher leur soif. Cette souffrance collective s’inscrivait dans le programme d’anéantissement. Il paralysait ainsi toute faculté de perception et de volonté de résistance, permettant à la gigantesque machinerie de destruction humaine de fonctionner à plein rendement.
Aux premières lueurs de l’aube on mit le feu aux deux fosses dans lesquelles on avait amoncelé environ 2 500 corps ; deux heures après, ils étaient devenus méconnaissables. Les flammes incandescentes enveloppaient d’innombrables troncs carbonisés et desséchés. Leur couleur noire phosphorescente montrait que leur incinération était déjà assez avancée. La combustion devait être entretenue de l’extérieur car le bûcher, qui, au début, s’élevait à un demi-mètre au-dessus du bord de la fosse, s’était entre-temps affaissé au-dessous de ce niveau.
Contrairement à ce qui se passait dans les crématoires où la chaleur pouvait être maintenue à l’aide de ventilateurs, dans les fosses au contraire, lorsque le matériel humain avait pris feu, la combustion ne pouvait être maintenue que dans la mesure où l’air circulait entre les corps. Comme à la longue le monceau des corps avait tendance à se recroqueviller, en l’absence de toute arrivée d’air de l’extérieur, l’équipe des chauffeurs dont je faisais partie devait sans arrêt répandre sur la masse de l’huile, du méthanol, ou de la graisse humaine en ébullition, recueillie dans les citernes du fond de la fosse, sur les deux faces latérales. À l’aide de longues spatules de fer recourbées à leur extrémité comme des cannes de touristes on prélevait dans des seaux la graisse bouillante, en prenant soin de se protéger les mains avec des mitaines.
Après avoir déversé la graisse dans la fosse, dans tous les endroits possibles, des jets de flammes s’élevaient en sifflant et en crépitant. D’épaisses volutes de fumée obscurcissaient l’air en répandant des odeurs d’huile, de graisse, de benzol et de chair brûlée. L’équipe de jour composée d’environ 140 détenus travaillait dans le secteur des crématoires IV et V. Environ 25 porteurs de cadavres étaient occupés à évacuer les corps des trois chambres à gaz du crématoire V et à les traîner jusqu’aux fosses. Dix dentistes et coiffeurs étaient chargés d’enlever les dents en or, les objets précieux dissimulés dans les parties intimes des corps et de couper les cheveux des femmes.
Vingt-cinq autres porteurs de cadavres devaient entasser les morts dans les fosses sur trois couches au-dessus du combustible. Une quinzaine de chauffeurs disposaient celui-ci dans les fosses, allumaient le feu et l’entretenaient pendant la combustion. Ils attisaient le feu en fourrageant entre les corps avec des ringards, et versaient sur le foyer de l’huile, du méthanol et de la graisse humaine. Le commando d’incinération comptait environ 35 hommes. Quelques-uns enlevaient les
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