Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
plus âgés. Ils venaient sans doute d’être affectés depuis peu aux équipes de surveillance car nous ne les avions encore jamais remarqués. Ils paraissaient assez troublés par le spectacle dantesque dont ils étaient les témoins et beaucoup avaient du mal à supporter la vue de scènes aussi affreuses qui se déroulaient devant eux. Souvent d’ailleurs je me suis demandé ce qu’ils pouvaient vraiment penser au fond d’eux-mêmes !
Mais pour nous, l’épouvantable machinerie continuait sans relâche. Les déflagrations et les explosions s’atténuaient peu à peu. Les cadavres de la couche supérieure paraissaient enchaînés les uns aux autres. Ils étaient effleurés par des flammèches bleu-rouge. Le feu se développait et les flammes montaient de plus en plus au-dessus du monceau funèbre. Certains morts semblaient revenir à la vie. Sous l’effet de la chaleur intense, ils se tordaient en donnant l’impression de souffrir des maux intolérables. Leurs bras et leurs jambes remuaient comme dans un film au ralenti, des troncs se redressaient, hésitants, avec effort, et semblaient se cabrer contre le destin qu’on leur imposait.
L’intensité du feu était telle que les cadavres étaient dévorés de tous côtés par les flammes. Des cloques se formaient sur leur peau, éclatant les unes après les autres. Presque tous les corps enduits de graisse étaient parsemés de cicatrices noires de brûlures. Sous l’effet de la chaleur ardente, l’abdomen éclatait sur la plupart des morts. Leur chair se consumait avec des bruits intenses de sifflements et de grésillements. De part et d’autre de la fosse, la graisse bouillante s’écoulait dans les citernes aménagées pour la recevoir. Des flammes, d’un rouge pourpre virant sous l’effet du vent au blanc incandescent, s’élevaient au-dessus des cadavres. La combustion était si vive qu’ils se consumaient eux-mêmes en accélérant la réduction en cendres des corps de leur voisinage.
Dans les autres fosses, le feu s’était éteint. L’incinération avait duré cinq à six heures. Le résidu de la combustion remplissait encore à peine le tiers de la fosse. La surface, d’une teinte blanc-gris phosphorescent, était parsemée d’innombrables crânes humains.
Dès que la surface de la masse des cendres était suffisamment refroidie, on jetait des planches garnies de tôle dans la fosse. Des détenus descendaient dans le fond et rejetaient avec des pelles la cendre encore chaude vers l’extérieur. Ils étaient équipés de moufles et de casquettes de protection en forme de soucoupe ; néanmoins ils étaient souvent atteints par des particules de cendres brûlantes, qui tombaient sans cesse, soufflées par le vent, et qui provoquaient de graves blessures au visage et aux yeux. C’est pourquoi on les munissait également de lunettes de protection.
Après avoir débarrassé les fosses de leurs résidus, on transportait les restes dans des brouettes au pas de course jusqu’au dépôt de cendres et on les amassait en tas de la hauteur d’un homme. Il restait encore dans ces monceaux de nombreux fragments de membres et d’organes qui n’avaient pas été complètement incinérés. Il fallait alors retirer avec des fourches spéciales, doigts, mains, fragments de bras, de pieds ou de troncs pour les incinérer une deuxième fois dans une petite fosse. Pendant ce temps, la cendre restante était finement broyée et pulvérisée sur la plate-forme rectangulaire que Moll avait fait bétonner à cet effet. On aurait pu croire que l’on se trouvait sur un grand chantier de construction des fondations d’un vaste bâtiment. Des tamis métalliques à mailles de différentes dimensions étaient installés et de nombreux tas de cendre pulvérisée grisâtre s’amoncelaient un peu en retrait. Mais les véhicules du parc du matériel ne suffisaient pas à l’enlèvement de cette masse gigantesque de cendres. Il fallut donc se débarrasser d’une grande partie de ces déchets dans quelques fosses construites spécialement et damer ensuite le sol. Enfin, un important groupe de détenus était occupé à effacer sur la surface bétonnée les dernières traces de ces crimes. Le travail était accompli par des juifs grecs, dont une partie devaient concasser les cendres à un rythme régulier, à l’aide de massives dames en fer. Au cours de ces durs et monotones travaux, ils chantaient inlassablement et imperturbablement, d’une voix sonore
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