Tsippora
dit. Pas un mot. J’ai pensé : que se
passe-t-il ? Ne sait-elle pas parler ? Est-elle étrangère ?
— Tu as pensé à cela parce que ma peau
est noire ? Elle avait demandé cela en riant, très vite, comme si cette
question attendait dans sa gorge depuis longtemps.
— Non. Seulement parce que tu ne
disais rien. Elle le crut.
— Tu n’as rien dit. Mais tu as écouté.
Tu as compris où je me trouvais. Des grottes, il y en a beaucoup ici. Tu m’as
vu pêcher. Sinon…
« Sinon, pour te trouver, j’aurais
marché tout le long de la plage jusqu’à la nuit tombante », songea
Tsippora. Elle n’eut pas à le dire. Moïse parlait encore :
— Tu dois savoir une chose. Je ne suis
pas un homme d’Égypte. Je ressemble, mais je ne suis pas. Je suis hébreu.
— Hébreu ?
— Oui. Fils d’Abraham et de Joseph.
À nouveau, la poitrine durcie, elle songea
au coffre, aux bracelets. Elle pensa : « Il les a volés. Voilà
pourquoi il fuit. Un voleur ! » Son sang battait dans ses tempes et
c’est machinalement qu’elle répondit :
— Mon père aussi, Jethro, le sage des
rois de Madiân, est fils d’Abraham.
S’il se demandait comment un fils d’Abraham
pouvait avoir une fille à la peau noire, il ne le montra pas.
— En Égypte, les Hébreux ne sont pas
rois, ni sages pour les rois. Ils sont esclaves.
— Tu ne ressembles pas à un esclave.
Il hésita, cessa de la regarder pour
prononcer cette drôle de phrase :
— Je ne suis plus d’Égypte non plus.
Le silence revint. Les propos de Moïse
contenaient trop de sens, suggéraient trop de choses pour que Tsippora
parvienne à les mettre en ordre dans son esprit. Peut-être Moïse n’avait-il pas
volé ? Peut-être n’était-il pas non plus un prince ? Peut-être
était-il seulement l’homme de son rêve ?
Cette pensée l’effraya. Elle fit un pas,
s’écarta de lui qui l’observait. Elle déclara :
— Je dois m’en retourner.
Il hocha la tête, montra l’intérieur de la
grotte, remercia.
— Chez mon père, tu seras toujours le
bienvenu, dit-elle tout en cherchant à lire sur son visage. Il sera très
content de te voir.
Elle lui tourna le dos, pénétra dans la
chaleur de la falaise. Moïse la rappela :
— Attends. Tu ne peux pas partir sans
boire. Sans attendre, il alla prendre sa gourde sur le seuil de la grotte. Il
revint en ôtant le bouchon de bois du goulot et la lui tendit.
— Elle est fraîche encore.
Tsippora savait parfaitement boire au jet
d’une gourde. Pourtant, elle ne se sentait pas même capable de soulever la
poche d’eau. Moïse la leva pour elle. L’eau jaillit, gicla, éclaboussa son
menton et sa joue. Elle rit. Moïse rit à son tour et abaissa la gourde.
Tsippora ne savait pas comment on séduisait
un homme. Pourtant, elle voyait faire Orma. Elle ne savait pas ce qu’était
l’amour. Pourtant, elle voyait faire Sefoba. Et voilà qu’elle sentait monter en
elle l’amour et le désir de séduire. Elle se défendit contre l’un et contre
l’autre.
— Je gaspille ton eau, dit-elle.
La main droite de Moïse se leva. Ses doigts
se posèrent sur la joue de Tsippora, essuyèrent doucement l’eau fraîche sur sa
peau sombre. Ils glissèrent jusqu’au creux de son menton, effleurant sa lèvre.
Tsippora s’agrippa à son poignet.
Combien de temps demeurèrent-ils
ainsi ?
Sans doute à peine plus que ne dure le
passage d’une hirondelle. Assez pour que Tsippora perçoive la caresse de Moïse,
car c’en était une, sur tout son corps. Comme s’il l’enveloppait, la soulevait,
ainsi que l’avait fait l’homme de son rêve. Assez pour qu’elle ne sache plus ce
qui s’accomplissait vraiment.
Puis elle rouvrit les yeux et vit le même
désir sur le visage de Moïse. Elle vit les gestes qu’il allait faire, elle
songea même à la couche qui les attendait tout près d’eux. Il lui resta la
force de sourire, de lâcher le poignet de Moïse et de s’enfuir dans la
fournaise.
*
* *
Le soleil avait depuis longtemps franchi
son zénith lorsque Tsippora fut de retour à la cour de Jethro. Il y régnait un
silence que la seule chaleur de l’après-midi n’expliquait pas. Les tentes, les
domestiques et les chamelles de Réba avaient disparu.
Elle poussa la mule jusqu’à son enclos. Les
hommes prirent garde à ne pas croiser son regard tandis que les servantes lui
jetaient des coups d’œil inquiets avant de filer dans l’ombre de la maison.
Weitere Kostenlose Bücher