Tsippora
l’épaisseur de sa barbe.
— À t’entendre, mon garçon, je
constate deux choses : que tu es désormais beaucoup plus agile dans notre
langue que tu ne le penses, et que ton ignorance des femmes est en revanche
bien vaste. À croire que tu n’en as connu aucune chez Pharaon ?
Moïse baissa les paupières. Cessant de
rire, Jethro appela une servante.
— Demande à ma fille Tsippora de nous
rejoindre. Moïse s’agita, ouvrant la bouche et la refermant tel un poisson hors
de l’eau, ce qui relança l’hilarité de Jethro.
— Crois-en mes yeux, mon garçon. Ma
fille Tsippora te regarde comme elle n’a encore regardé aucun autre homme. Elle
n’a d’autre désir que d’être ton épouse, et elle va te le dire elle-même.
*
* *
— S’il s’agit de mon désir, répliqua
sèchement Tsippora lorsque Jethro lui posa la question, tu as raison, mon père.
Je n’ai d’autre désir que d’être l’épouse de Moïse. Et même, il me faut le
devenir, sans quoi je resterai une naditre, une femme en friche, comme
on dit à Madiân. Ce qui serait ta honte.
— Fort bien ! s’exclama Jethro en
se tapant la cuisse. La fête de vos épousailles est donc pour bientôt.
— Que non !
— Ah ?
— Pour l’instant, cela ne se peut.
Le visage de Tsippora était aussi dur que
ses mots.
— Ah… répéta Jethro sans trop
s’émouvoir. Assieds-toi, je te prie, et donne-moi tes raisons.
Sans un regard pour Moïse qui faisait
rouler fébrilement son bâton entre ses mains, Tsippora s’agenouilla sur un
coussin.
— À quoi bon t’expliquer ce que tu
sais déjà, mon père ? soupira-t-elle.
— Moïse aussi connaît tes
raisons ?
— Moïse sait. Mais il se prend pour
une ombre. Il n’est capable ni de marcher dans les pas de ce qu’il a été ni
d’embrasser son destin. Que ferait-il d’une Kouchite ? Et que ferait une
Kouchite d’une ombre de plus ? Quel fardeau !
Deux fois déjà Moïse avait dressé son
bâton, y crispant les doigts comme s’il voulait se lever et partir. Il
cherchait le soutien de Jethro, mais le vieux sage semblait prendre un malin
plaisir aux répliques de sa fille. Hobab s’était trompé. Jethro n’allait pas
trancher et contraindre Tsippora à sa volonté. Il se contenta d’enrouler
quelques poils de barbe autour de ses doigts et de remarquer :
— Tu es bien dure, ma fille.
— Elle n’est pas dure, Jethro, elle
manque de raison ! s’énerva Moïse. Elle dit : Va devant Pharaon,
explique-lui que ce qu’il inflige aux esclaves hébreux est injuste !
Jethro ! Jethro ! Si je me présente devant Pharaon, il me tue !
Je n’aurai pas le temps d’ouvrir la bouche. Les esclaves eux-mêmes ne luttent
pas contre Pharaon. Ils sont des milliers et des milliers à subir leur peine.
Qui suis-je pour leur porter secours ? Pourquoi réussirais-je où leur
nombre échoue ?
— Parce que tu es toi, Moïse !
lança Tsippora. Fils de la reine d’Égypte autant que d’une esclave.
Moïse, agitant son bâton comme s’il voulait
le briser en deux, gronda presque aussi fort qu’Horeb.
— Jethro ! Jethro explique à ta
fille qu’elle se trompe ! Thoutmès a refusé à celle qui fut ma mère la
barque d’Amon. Il fait abattre ses statues. Pourquoi m’écouterait-il ? Que
gagneront les Hébreux si j’attise sa colère ?
— Il y a de la vérité et de la sagesse
dans ce que tu dis, admit Jethro.
— Bien sûr ! s’exclama Moïse avec
soulagement. Tsippora ne cilla ni ne desserra les lèvres. Jethro laissa son
silence s’alourdir.
— Que penses-tu de cela, ma
fille ? finit-il par demander en inclinant la tête.
Tsippora tourna le visage vers Moïse. Elle
ne paraissait pas moins ferme, mais la tendresse arrondissait ses lèvres et ses
joues.
— Les raisons de ne pas faire ce qui
nous effraie sont toujours nombreuses. Elles revêtent souvent l’apparence de la
sagesse. Mais ce qui est engendré par la crainte est toujours un mal. Lève ton
regard vers le sommet de la montagne, Moïse. Regarde dans quelle direction
Horeb dirige les nuées de sa colère.
— Horeb n’est pas mon dieu !
grinça Moïse.
— C’est vrai, intervint Jethro, qui
avait opiné à chacune des phrases de Tsippora. Horeb n’est pas ton dieu. Il est
le nôtre, celui des fils d’Abraham et de ceux que fouette Pharaon.
Moïse rougit et baissa la tête. Tsippora
lui saisit la main.
— Moïse, j’ai fait un rêve, et pendant
des lunes j’en
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