Un caprice de Bonaparte

vraiment étrange est sans valeur aucune devant tout tribunal français !
     
    FOURÈS, très ému.
     
    Sans valeur aucune ? Oh, maître, mais ce serait... Et vous accepteriez de vous charger de mon procès... Je vous remercie... Je vous remercie mille fois.. ( Il a une seconde d’hésitation. ) Seulement je crains fort, maître, que vous ne considériez les faits un peu trop simplement... Vous aurez contre vous des gens extrêmement influents...
     
    M e DESCAZES.
     
    Ne vous faites donc pas de souci ! Personne n’osera s’attaquer à un client de M e Descazes qui a déjà livré bataille à d’autres personnages qu’à un petit commandant ! Rien à craindre, donc, cher monsieur, votre cause est gagnée d’avance, même si le sieur Louis Capet, ressuscité, se dressait personnellement contre vous. M e Descazes ne redoute personne. Il prend votre affaire en main et la conduit jusqu’au bout, contre le monde entier, s’il le faut. Ça je vous l’assure.
     
    FOURÈS, ému .
     
    Vous me rendez heureux, maître ! Oh ! vous ne savez certainement pas comme on est sans défense à l’armée, nous autres, les petits. Personne ne peut imaginer l’étatd’âme du soldat obligé de se taire quand la bile l’étouffe. Et non content de vous rendre muets vous êtes encore la risée de ces coquins quand vous êtes dans votre bon droit et que tous le savent, pourtant ! Non, maître, aucun homme libre en France ne peut s’imaginer pareille chose ! Aussi, je vous le demande une fois encore, chargez-vous de ma cause. Elle est juste et honorable, elle ne pourra que vous faire honneur !
     
    M e DESCAZES.
     
    Mais c’est entendu. Courage !... Je saurai apprendre le droit civil à ces messieurs les traîneurs de sabre ! Cette fois-ci, nous allons leur raccourcir sérieusement la moustache. Ce sera un grand procès, rien ne sera passé sous silence, personne ne sera épargné et moins encore que les autres monsieur le Commandant in persona  ! Donc, n’ayez aucune crainte, votre cause est d’ores et déjà mienne. Je vais commencer à l’étudier. Voici ma main... je ne vous abandonnerai pas !
     
    FOURÈS.
     
    Je vous en remercie, maître, je vous en remercie ! Grâce à vous je redeviens un homme. ( Il prend congé, tout ému. )
     
    M e DESCAZES, ouvre la porte latérale.
     
    Vous pouvez rentrer.
     
    PREMIER SECRÉTAIRE.
     
    Eh bien ? Avons-nous deviné juste ? Fraudes à l’intendance ou licenciement de l’armée ?

     
    M e DESCAZES, se frottant les mains.
     
    Non, mon garçon, au contraire ! C’est un fameux scandale, un procès du tonnerre, avec généraux et commandants... Il tombe à pic maintenant que le militaire commence à relever la tête ! On peut jouer sur tous les registres, du Sénat au Consulat... Prépare-moi un dossier immédiatement ! Causa ... mais comment donc s’appelle-t-il le brave type qui nous apporte ce beau morceau ? ( Il feuillette les papiers de Fourès .) Où donc a-t-il mis son nom ? Ah, voilà ! Ecris : Causa lieutenant François Fourès...
     
    PREMIER SECRÉTAIRE, s’arrête brusquement d’écrire.
     
    Ce n’est pas le Fourès d’Egypte ?
     
    M e DESCAZES.
     
    Oui, il a parlé d’Egypte...
     
    DEUXIÈME SECRÉTAIRE, éclate de rire, tout en regardant les papiers.
     
    Naturellement ! Le Caire ! C’est bien lui, le Fourès en personne, le mari de la petite Bellilotte !
     
    PREMIER SECRÉTAIRE, jubilant, lui aussi.
    Et il veut s’attaquer au Premier Consul ! Ha ! ha ! ( Ils s’esclaffent tous deux. )
     
    M e DESCAZES.
     
    Le Consul ? Mais en quoi cette affaire peut-elle concerner Bonaparte ?

     
    PREMIER SECRÉTAIRE.
     
    Comment, vous ne connaissez pas l’histoire, maître ? C’est Bonaparte en personne qui a enlevé la femme de Fourès, la belle Pauline ! Toute l’armée s’est tordue de rire quand ils ont trouvé moyen d’éloigner le cornard en l’expédiant par bateau en France et que l’amiral anglais, qui avait capturé le cargo, lui a renvoyé franco Fourès sur les bras, à Bonaparte. Et cet homme-là veut à présent porter plainte contre le consul parce qu’il a couché avec sa Pauline ! Ha ! ha ! ha ! quelle rigolade ! Fameux procès, en vérité, un procès de tonnerre : causa Fourès contre Bonaparte !
     
    M e DESCAZES, furieux .
     
    Et ce serait moi qui l’instruirais ? Des dattes, mon bonhomme ! Je me garderai bien de m’y brûler les doigts ! engager un procès contre le Premier