Un collier pour le diable
voit à ce point ?
— Non, pas vraiment, mais on a toujours de la chance la première fois. Vous pouvez juger d’après la mienne qu’elle me connaît peut-être depuis trop longtemps, ajouta-t-il avec un sourire qui rendit son âge exact – vingt-neuf ans – à un visage aux traits agréables, auréolé d’une chevelure blonde et bouclée, mais déjà marqué par la débauche. Sa main fine balaya devant lui le tapis résolument vierge de toute pièce.
— Si vous partez, nous partirons ensemble ! dit-il encore mais avec un soupir qui en disait long sur ses regrets.
Gilles entreprit de couper en deux son propre gain.
— Partageons ! proposa-t-il obéissant à une impulsion soudaine.
Les yeux verts de Barras s’effarèrent.
— Êtes-vous fou ? Vous ne m’avez jamais vu. Je suis peut-être un truand…
— Bah ! J’en accepte volontiers le risque ! Voyez-vous, je n’arrive pas à considérer cet argent comme m’appartenant réellement. Et puis… vous portez un nom que j’ai appris à respecter à Newport et durant la campagne d’Amérique.
— Je n’y étais pas ! fit l’autre d’un ton où entraient à la fois un défi et un regret.
— J’ai connu, pourtant, à Newport un amiral de Barras !
— Mon oncle ! Le héros d’une famille dont j’ai l’honneur d’être la brebis galeuse. Tandis qu’il atteignait à la renommée en Amérique, je me faisais dévorer par les moustiques à Pondichéry sans y trouver pour autant les trésors de Golconde.
— De toute manière vous êtes un frère d’armes. Alors… acceptez ! Vous me rendrez cela quand la chance vous reviendra.
Quelque chose qui ressemblait à une émotion passa sur le visage froid et sarcastique du jeune Provençal.
— Après tout, vous êtes peut-être un saint !… Mais je vous remercie et j’essaierai de vous revaloir cela, d’une façon ou d’une autre.
Il se remit au jeu avec une ardeur qui disait assez sa joie. La chance lui revint comme par miracle et, une heure après, il pouvait restituer à Gilles la somme qu’il lui avait prêtée.
— Vous êtes un sacré porte-veine, mon ami ! lui dit-il en lui tendant la main. Je ne suis pas près de vous oublier !
— Mais personne ici n’a envie d’oublier Monsieur de Tournemine ! fit derrière eux la voix aimable de la comtesse. C’est plutôt lui, il me semble, qui, dans l’ardeur du jeu, oublie son hôtesse… une hôtesse qui n’a encore jamais eu l’occasion d’échanger plus de trois paroles avec le fameux Gerfaut et qui cependant en meurt d’envie !
Gilles se leva instantanément.
— Pardonnez-moi, Madame ! Mais me voici à vos ordres !
— Ah ! non, comtesse, vous n’allez pas l’enlever ! protesta Barras. C’est une hérésie ! La chance est avec lui !
Il reçut pour la peine un léger coup d’éventail qui effleura sa joue.
— Vous êtes un insolent, vicomte ; et si vous souhaitez devenir mon frère, je vous conseille d’en user autrement avec moi. Qui vous dit que je n’ai pas une chance meilleure que la vôtre à offrir ?
Le vicomte haussa les épaules.
— Tout dépend, ma chère, de ce que vous pensez lui offrir, fit-il avec impertinence. Il est bien certain qu’une jolie femme dispose de trésors auprès desquels ceux d’une banque ne sont que poussière ! Eh bien, bonne chance, chevalier, mais revenez-nous vite !
— Laissons ce malotru, chevalier, et allons boire ensemble un verre de « Giroflée du Dauphiné » ou une tasse de café… Rien de tel pour faire connaissance que partager le pain et le sel…
Ils s’éloignèrent ensemble vers la salle à manger où, sur une grande table ovale garnie d’une pyramide de fruits et de deux belles aiguières de cristal et d’argent, un buffet était disposé. Gilles accepta une tasse de café et attendit que Jeanne entamât la conversation. Mais elle ne semblait pas pressée et même, depuis qu’ils avaient quitté la table de jeux, elle n’avait pas prononcé une parole, se contentant de lui sourire avec grâce tandis qu’ils traversaient les deux salons au rythme des battements nonchalants de son éventail de dentelle noire.
Elle buvait, elle aussi, du café et ses yeux bleus l’observaient attentivement par-dessus le bord doré de la tasse mais elle ne disait toujours rien.
À la lumière jaune des bougies ses prunelles verdissaient et accentuaient sa ressemblance avec une jolie chatte en train de se pourlécher avec une
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