Un jour, je serai Roi
redoute.
Ce lundi 8 juillet 1658, place de la Contrescarpe, rue Mouffetard, les commerçants se sont sagement retirés pour qu’éclose le monde sauvage et nocturne de Beltavolo. Ses hommes ont l’œil à tout. Ils scrutent les têtes, cherchent un masque. À défaut, le visage d’un défiguré puisque l’Irlandais en a parlé ainsi. Quand ils voient une silhouette surgissant de l’ombre, habillée par les couleurs de la nuit. Elle se mêle au vent, elle se meut en silence. L’homme, ou le fauve, qui l’habite s’approche, expose son visage à la lumière d’une torche. Beau ? Non. Troublant est plus juste. De longs cheveux bouclés couvrent le front et la joue gauche où se montre une cicatrice racontant et promettant la force comme la violence. Voilà qui avertit et impressionne. Lorsqu’on s’arrache à cette entaille profonde, on tombe sur le regard. Celui-ci est gris, glacial. De peur de lui déplaire, on le lâche pour descendre sur la bouche dont les lèvres pleines piègent qui s’y attacherait. Eva del Esperanza y a succombé. Voilà un mois que ces lèvres caressent et baisent ses seins, descendent sur son ventre, s’attardent, conquièrent davantage, et de plus en plus violemment, de plus en plus sûrement. Un désir qui les a dévorés, au premier regard accroché, en bas de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Aujourd’hui, il lui a fait l’amour avant d’aller combattre l’équarrisseur. Il l’a prise comme la première fois, pressé de venir et de jouir en elle. Ils étaient dans la chambre qu’il occupe au-dessus du Chapeau rouge depuis sa rencontre avec Raymond de la Montagne et son premier combat dans les arènes. C’est une pièce sans souvenirs, vide, parfaite pour leurs ébats brutaux. Il aime sans un mot, Eva pense qu’il voudrait en mourir. Puis il cherche son souffle, nu, impudique, fragile. Elle voudrait qu’il pose encore ses lèvres sur elle. Elle avance la main, caresse ce corps et son ventre supplie d’être possédé. Lui se détache, se rhabille, cachant les plaies du combattant. Il tremble tant le plaisir l’a épuisé.
C’est trop fort, imprudent. Le lutteur a besoin d’ascèse, d’agressivité s’il veut triompher. Mais le rut n’en finit pas. Dès qu’elle quitte la chambre, le sexe de Toussaint se durcit. Il la veut pour lui seul. Eva del Esperanza le consume lentement. Est-ce pourquoi il fut blessé par l’équarrisseur ? À moins qu’il n’ait que trop pensé à elle, à ce qui l’attendait : battre Beltavolo, qui ne pourra le supporter et sortira sa lame pour le tuer. Delaforge va à la mort et le sait. Tout a été fait pour que ce combat se produise : l’annonce de sa venue, la partie de cartes au Rat gris , la remarque d’un complice qui a traité Beltavolo de capitan Matamore quand Delaforge savait qu’il y aurait un espion – même la négociation de Ravort, chargé de prévenir le chef de la Contrescarpe que le lutteur masqué des arènes se montrerait, qu’il désirait l’affronter à visage découvert. Attention ! Eva, l’enjeu de la victoire, Ravort ne doit pas en parler. Delaforge le fera face à face. Voudra-t-on le tuer sur-le-champ ? Il ne craint pas ce combat de plus. Mourir, voilà qui mettrait fin aux questions, à cette vie de violence à laquelle il s’est abandonné trop longtemps, sacrifiant la quête sur ses origines. De quel père est-il ? Toussaint n’a pas renoncé à cette question, mais l’a laissée en suspens, la remettant à demain, la repoussant chaque jour pour se glisser dans la peau du lutteur – un ténébreux tunnel empli de morts –, parce que triompher interdit toute halte, tout repos, parce qu’aussi le goût du sang lui est venu et qu’il s’y est attaché comme la bête qui mord et devient enragée. Enfant, il voulait détruire et bâtir à sa guise. Et peut-être serait-il aujourd’hui maçon, demain architecte, si Ravort, Marolles, La Place et tous les autres n’avaient fait basculer sa vie ? Il ne regrette rien, pas même les œuvres de l’architecte Andrea Palladio. Parfois il se souvient que Calmès lui avait pris Les Quatre Livres de l’architecture le jour où il fuyait Montcler, et y songe comme à un signe, une prédiction lui annonçant que son destin ne serait jamais celui que l’orphelin de sept ans imaginait. Mais combattre lui a appris à être fort, à ne jamais renoncer. Ce fut un formidable apprentissage. Bien mieux que celui d’un maçon à l’esprit court,
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