Un long chemin vers la liberte
bouger.
J’avais toujours essayé de rester ouvert aux idées nouvelles, de ne pas rejeter une position parce que je la trouvais différente. Pendant nos années passées sur l’île, nous avions entretenu un dialogue permanent sur nos convictions et nos conceptions ; nous en débattions, nous les remettions en question et, par conséquent, nous les affirmions. Je ne pensais pas que nous étions restés à la même place ; je croyais que nous avions évolué.
Si Robben Island devenait plus ouverte, il n’y avait toujours aucun signe que l’Etat changeait de point de vue. Mais je ne doutais pas qu’un jour je retrouverais la liberté. Nous avions beau être enfermés dans un certain endroit, je savais que le monde bougeait autour de nous, et qu’il ne s’éloignait pas. Ce film m’a rappelé que le jour où je sortirais de prison, je ne voulais pas apparaître comme un fossile politique venu d’un lointain passé.
Cela prit quinze ans, mais en 1979, les autorités annoncèrent par la radio intérieure que désormais les Africains, les métis et les Indiens auraient la même nourriture. Or une justice retardée est une justice niée, et cette réforme méritait à peine d’être saluée.
Le matin, tous les prisonniers devaient recevoir la même quantité de sucre : une cuillerée et demie. Mais au lieu d’augmenter la ration des Africains, les autorités réduisirent la quantité de sucre que recevaient les métis et les Indiens d’une demi-cuillerée qu’ils donnèrent aux prisonniers africains. Quelque temps auparavant, les prisonniers africains avaient commencé à recevoir du pain le matin, mais cela ne changeait pas grand-chose. Nous mettions le pain en commun depuis des années.
La nourriture s’était déjà améliorée au cours des deux années précédentes, mais pas du fait des autorités. A la suite du soulèvement de Soweto, elles avaient décidé que l’île deviendrait le lieu exclusif des « prisonniers de sécurité » d’Afrique du Sud. Le nombre des détenus dans la section générale s’était réduit de façon drastique. En conséquence, pour la première fois, on avait recruté des politiques pour travailler aux cuisines. A partir de ce moment-là, notre nourriture s’était spectaculairement améliorée. Non pas parce qu’il s’agissait de meilleurs cuistots mais parce que le coulage avait immédiatement stoppé. Au lieu de détourner de la nourriture pour eux-mêmes ou pour acheter les gardiens, les nouveaux cuisiniers utilisaient tout ce qui nous était destiné. Les légumes sont devenus plus abondants et des morceaux de viande ont commencé à apparaître dans notre soupe et nos ragoûts. A ce moment-là seulement, nous nous sommes rendu compte que nous aurions dû manger cela depuis des années.
85
Pendant l ’ été 1979, je jouais au tennis dans la cour et mon adversaire m ’ a placé une balle croisée difficile à reprendre. Alors que je courais, j ’ ai ressenti une douleur si intense dans le talon droit que j ’ ai dû arrêter de jouer. Pendant les jours suivants, j ’ ai marché en boitant.
Un médecin de l’île m’a examiné et a décidé que je devais aller voir un spécialiste au Cap. Les autorités se préoccupaient plus de notre santé car elles avaient peur, si nous mourions en prison, d’être condamnées par la communauté internationale.
Même si en temps ordinaire une visite au Cap nous aurait plu, y aller comme prisonnier était tout à fait différent. J’avais des menottes et j’étais tenu dans un coin du bateau entouré de cinq gardes armés. Ce jour-là, la mer était mauvaise et le bateau vibrait sous chaque vague. A mi-chemin, entre l’île et Le Cap, j’ai pensé que nous allions chavirer. J’ai vu un gilet de sauvetage derrière deux gardiens assez jeunes pour être mes petits-fils. Je me suis dit : « Si le bateau coule, je commets mon dernier péché sur cette terre : je renverse ces deux garçons et j’attrape le gilet. » Mais, au bout du compte, cela n’a pas été nécessaire.
Sur le quai, d’autres gardes en armes nous attendaient, ainsi qu’une petite foule. Il y a quelque chose d’humiliant à voir la peur et le dégoût sur le visage de citoyens ordinaires qui regardent passer un détenu. J’avais envie de me baisser et de me cacher, mais je ne pouvais pas le faire.
Un jeune chirurgien m’a examiné et m’a demandé si j’avais déjà été blessé au talon. Je m’étais
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