Un Monde Sans Fin
avait le dos en miettes. Ses mains
étaient rougies et endolories par toutes ces manipulations et ses cheveux
avaient une odeur de teinture. Les déceptions se succédaient, mais pourtant
elle se sentait heureuse et fredonnait parfois en travaillant, chantant de
vieux airs appris dans l’enfance et dont elle se rappelait à peine les paroles.
Dans leurs cours, les voisins, pris de curiosité, jetaient des coups d’œil
par-dessus leurs barrières.
« Est-ce là mon destin ? »
s’interrogeait-elle parfois. Elle qui s’était si souvent demandé ce qu’elle
ferait de sa vie, elle en venait presque à croire qu’elle n’avait peut-être pas
d’autre choix que de devenir teinturière. La médecine lui était
interdite ; le commerce de la laine ne semblait pas une bonne idée ;
et la vie de famille ne l’attirait pas, trop effrayée à l’idée de devenir
l’esclave d’un mari ou d’enfants. Teindre du tissu, voilà bien une idée qui ne
lui était jamais venue à l’esprit ! Quand elle s’y arrêtait, elle se
disait que cette occupation n’avait jamais été son rêve dans la vie et qu’en
aucun cas elle n’en ferait son destin. Mais elle avait commencé une chose et
elle était déterminée à la mener à bien.
Tout d’abord, elle n’obtint qu’une teinte tantôt brun
rougeâtre, tantôt rose pâle. Puis, quand elle eut presque obtenu l’écarlate
recherché, ce fut pour découvrir à son grand dam que la couleur fanait en
séchant au soleil ou encore disparaissait une fois le tissu lavé. Elle essaya
de procéder à une double teinture, mais le résultat se révéla tout aussi
provisoire. Pierre lui indiqua, assez tardivement, que la laine absorberait
mieux le colorant si elle était teinte avant d’être tissée, voire avant d’être
filée. Elle suivit son conseil. La nuance s’en trouva certes améliorée, mais la
couleur n’en fut pas plus stable pour autant.
« Il n’y a qu’un seul moyen d’apprendre à teindre,
c’est auprès d’un maître », lui répétait Pierre, et elle se dit qu’il en
allait toujours ainsi. Le prieur Godwyn avait appris la médecine en lisant des
livres écrits des centaines d’années auparavant, et il prescrivait ses remèdes
sans même ausculter le patient. Elfric avait puni Merthin pour avoir sculpté la
parabole des vierges selon une vision nouvelle ; quant au teinturier, il
n’avait jamais essayé de teindre un tissu en écarlate. Il n’y avait que Mattie
pour fonder ses déductions sur ses observations personnelles plutôt que sur des
autorités vénérées.
Tard, un soir, sa sœur Alice vint dans la cour la regarder
travailler, les lèvres pincées et les bras croisés sur sa poitrine. Dans
l’obscurité croissante, son visage éclairé par le feu rougeoyant exprimait la
désapprobation. « Quelle somme d’argent appartenant à notre père as-tu
dépensée pour ces bêtises ? »
Caris fit rapidement l’addition. « Sept shillings pour
la garance, une livre pour l’alun, douze shillings pour le tissu. En tout,
trente-neuf shillings.
— Dieu nous garde ! » s’écria Alice,
horrifiée.
Le total abasourdit Caris elle-même. Il dépassait de loin ce
que la plupart des habitants de Kingsbridge gagnaient en une année.
« C’est beaucoup, mais je rentrerai largement dans mes frais,
affirma-t-elle.
— Tu n’as pas le droit de jeter son argent par les fenêtres
comme tu le fais !
— Pas le droit ? rétorqua Caris. J’ai sa
permission. Que me faut-il de plus ?
— Il montre des signes de vieillissement. Son jugement
n’est plus aussi sûr qu’avant. »
Caris feignit de ne pas l’avoir remarqué. « Il a tout
son discernement et un jugement certainement meilleur que le tien !
— Tu dépenses notre héritage !
— C’est ça qui te tracasse ? Ne t’inquiète pas. Je
vais te faire gagner de l’argent.
— Je ne veux pas prendre de risque.
— Ce n’est pas toi qui le prends, c’est lui !
— Il ne devrait pas gaspiller l’argent qui doit nous
revenir !
— Qu’attends-tu pour le lui dire ? »
Alice tourna les talons, vaincue. Mais Caris était loin
d’éprouver l’assurance qu’elle affichait. Elle ne trouverait peut-être jamais
le secret de cette teinture. Que ferait-elle, alors ? Que ferait son
père ?
Enfin, elle parvint au but. La formule était toute
simple : une once de garance et deux onces d’alun pour trois onces de
laine. Il fallait d’abord faire bouillir la
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