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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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face.
    – Y z’ont bonne vie, les commissaires ! dit Katka.
    – C’qu’y font la noce, dit Dounia, avec leurs putains à
cheveux coupés. C’est tous les soirs le même coup.
    – J’en connais un, dit Choura, c’qu’il est vicieux…
    Son rire aigrelet fuse dans le grand salon enténébré. Un
mince rayon de lumière glisse sur le parquet. Une voix d’homme aux fières
sonorités mâles appelle :
    – Hé !, les filles, l’on vous attend !
    Une autre voix, de basse celle-là, chantonne la complainte
de Stenka Razine.
    Il y a encore l’énorme silhouette noire de Saint-Isaac, ses
massives colonnes, ses archanges prodigieux déployant leurs ailes aux angles, vers
tous les horizons, ses clochers, sa coupole plaquée d’or qu’on aperçoit du
large en mer…
    Les fenêtres de l’Astoria brûlent jusqu’à l’aube. Ce sont les
seules éclairées de la ville, avec celles de la Commission extraordinaire et
des comités. Labeur nocturne, danger, privilège, pouvoir. La puissante façade
en granit refoule les ténèbres ainsi qu’une carène lumineuse. Les gens qui
traversent la place le soir, allant vers leurs réduits étouffants, jettent des
regards haineux vers l’hôtel des commissaires « presque tous juifs
naturellement », où il fait chaud, clair, où l’on mange, c’est sûr, où l’on
ne craint pas les visites domiciliaires, où l’on n’a pas le cœur serré dès qu’un
coup de sonnette retentit la nuit, où l’on n’entend jamais les crosses des
fusils tomber au seuil des portes… Des passants murmurent : « Beau
piège, on les prendrait tous d’un seul coup ! »
    Première Maison des Soviets. Je pousse la porte
tournante. Du comptoir de l’hôtel, l’œil unique de la mitrailleuse fixe sur moi
son infini regard noir. Le mitrailleur sommeille, coiffé jusqu’aux yeux d’un
bonnet de mouton gris.
    C’est ici le seuil de la force. Tous ceux qui passent ce
seuil savent ce qu’ils veulent, ce qu’il faut et se sentent couverts par la
grande ombre de la révolution, tenus, armés, portés, matés par l’armature du
parti. Des voix traînantes s’échappent du corps de garde. Un écriteau doré, en
français, apposé sur la porte ouverte, dit : Coiffeur à l’entresol. Un
autre à l’encre noire : Présentez vos papiers en demandant le
laissez-passer. Il faut un laissez-passer, qu’on restitue en sortant, pour
parvenir jusqu’aux hôtes de cette maison ; ces petits papiers sont ensuite
envoyés à la Commission extraordinaire. Quelqu’un les collectionne. Quelqu’un
doit savoir qui vient chez moi, à quelle heure. Il ne faut pas qu’on puisse
nous tuer impunément, il ne faut pas que nous puissions trahir, il ne faut pas
que nous puissions connaître des inconnus, car nous sommes le pouvoir et le
pouvoir appartient à la révolution.
    – Bonsoir, Ryjik.
    Il vient à ma rencontre, portant avec soin sa théière de
fer-blanc d’où s’échappe une vapeur brûlante. Des poils roux lui couvrent le
bas du visage, jusque sous les yeux. Il est en pantoufles : les larges
plis d’une magnifique culotte de cavalerie couleur framboise flottent autour de
ses hanches. Pourquoi appelle-t-on ces culottes des galliffets ? Ryjik a
un sourire satisfait.
    – Tu regardes mes galliffets ? Quel drap ! touche
un peu voir. Une trouvaille, hein ? Et dans la poche une lettre d’amour, mon
ami. Passe chez moi, tu verras Arkadi : j’ai tes journaux.
    Des tapis rouges étouffent le pas. C’est un immense vaisseau
de pierre, d’un confort de transatlantique, à l’ancre dans la ville polaire. Corridors
spacieux, portes de chêne marquées d’un discret chiffre d’or. Le calme est sans
fond, la tiédeur – après le froid nocturne – d’une serre. Est-ce qu’une de ces
portes ne va pas s’ouvrir sur un couple dédaigneux ; elle, cambrée dans
ses fourrures électrisées, la bouche indiquée d’un trait violacé ; lui, maigre,
les pommettes accentuées, l’angle aigu d’un reflet blanc dans le monocle… Un
seau à champagne laisse derrière eux dans la chambre chaude une lueur d’argent.
Ils passeront comme des fantômes ; je ne me retournerai pas sur eux… Une
porte s’est doucement ouverte, les fantômes s’évanouissent.
    – Entre donc, dit Ryjik, apparaissant sur le seuil.
    Déjà j’aperçois dans un miroir le profil oriental d’Arkadi. Moulé
dans son uniforme noir, la taille serrée par une mince ceinture de montagnard à
pendeloques

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