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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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d’argent ciselé, un gros insigne métallique – argent et rouge
– sur le sein droit, comme une étoile de commandeur, il fume, renversé sur le
divan. Il découvre sans sourire ses belles dents blanches. Ryjik nous verse le
thé.
    – Voilà tes journaux, me dit Arkadi. À partir d’aujourd’hui,
c’est cent vingt roubles le numéro. (Cent vingt roubles du tsar, hors cours.)
    – Tes contrebandiers exagèrent. C’était quatre-vingts, il
y a trois semaines.
    Le paquet, serré d’une grosse corde, sent l’encre d’imprimerie. L’Intransigeant, le Matin, The Manchester Guardian, Corriere della Sera achetés
à Vyborg… Des hommes, l’oreille tendue, l’œil guettant dans les fourrés blancs
la moindre chute de branche cassée, franchissent, courbés sous ce fardeau, les
lignes du front ; des détonations crèvent parfois autour d’eux le silence
insensé ; ils dégainent alors en courant, de leurs étuis de bois glacé, les
mausers à longue portée et se penchent plus encore sur la neige ; et, dans
leurs poitrines, la peur des bêtes surprises se transforme en volonté de tuer, et
dans leur crâne naît une lucidité fantastique.
    – C’est cher, tout de même, dis-je.
    – Ils racontent qu’on leur a tué deux hommes en quinze
jours : ça fait bien deux augmentations de vingt roubles par numéro. Et c’est
vrai. Jurgensohn sait qu’on a ramassé deux cadavres dans la zone. Ce coin
devient mauvais.
    Ryjik dit :
    – Voilà trois jours qu’on n’a pas distribué de pain
dans le rayon de Moscou-Narva. Ataev affirme que les trains mettent vingt jours
à nous arriver au lieu de huit. Pas de combustibles. Ça va barder dans les
usines.
    – … parbleu ! jette Arkadi, entre ses dents blanches.
    – Je pense qu’il faut convoquer d’urgence des
conférences extraordinaires de sans-parti, ou le mécontentement se fraiera tout
seul un chemin. J’en ai parlé à Smolny.
    – … faudrait d’abord coffrer les S.R. de gauche… D’après nos
indicateurs, ils préparent quelque chose. Goldine est arrivé, ce doit être pour
un coup de main.
    – Tiens, dis-je, je voudrais bien le voir.
    – Il couche ici, au 120.
    Le camarade qui prépare un coup de main contre nous, ce bel
homme intrépide, rieur et sensuel, qui semble jouer avec la mort des autres et
la sienne depuis des années, loge au-dessous.
    – J’ai proposé, reprend Arkadi, de l’arrêter dès ce
soir : mieux vaut avant qu’après. La commission n’a rien voulu entendre. Scrupules
déplacés.
    La conversation tourne court. Trois heures sonnent. Ryjik, les
lèvres essuyées du revers de la main, demande :
    – Savez-vous comment on déchiffre en ville C.S.E.P. (Conseil
supérieur de l’économie publique) ?
    Déjà un gros rire tiraille ses bonnes joues rousses.
    – Non ? Eh bien ! ça veut dire, paraît-il :
Crève sans être payé. C’est tapé, hein ?
    Nous rions. Arkadi bâille. Ses journées et une partie de ses
nuits se passent à la Commission extraordinaire. Il fait tout lui-même, avec
des mouvements précis, une voix coupante formée pour le commandement, et
toujours les dents luisantes. Les perquisitions ardues, les arrestations d’hommes
qu’il s’agit de surprendre sans qu’ils puissent décharger leurs brownings, les
instructions compliquées, sans doute aussi – mais jamais il n’en a parlé – les
randonnées en auto, à l’aube, par les routes émergeant du brouillard, bordées
de sapins presque noirs et de grêles bouleaux tachés de blanc, vers ce petit
bois situé à la septième verste, sur la ligne de Novgorod, où… Au fond de la
Renault, face à deux Lettons silencieux, deux voyageurs blêmes, les mains
entravées, fument sans discontinuer, se hâtant d’allumer, avec des doigts qui
tremblent un peu, une nouvelle cigarette à celle qui va s’éteindre, comme s’il
était essentiel que ce feu infini et défaillant se maintînt… Une aura les
environne. Leurs barbes naissantes leur font, selon qu’ils sont plus ou moins
baignés d’ombre, des visages de Christ sans bonté ou de criminels au front pur.
Ils disent qu’il fait froid ; ils se parlent de choses indifférentes d’une
voix rauque prête à se rompre… En rentrant, dans une chambre pareille à
celle-ci, ornée seulement au-dessus du divan d’une tête de Liebknecht renversée
et fleurie d’un épouvantable œillet rouge à la tempe, Arkadi se verse un grand
verre de samogone, cet alcool dévorant, produit

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