Ville conquise
« l’indépendance réciproque des personnes
se complète par un système de dépendance matérielle existant de toutes parts ».
– C’est le passé. En prenant conscience de la nécessité
nous devenons libres. La conscience, c’est la liberté. Lis le chapitre XI de l ’Anti-Dühring. Par la connaissance d’un développement historique inéluctable, le
prolétariat, accomplissant ce qui doit être accompli, passe du règne de la
nécessité à celui de la liberté. Lis le chapitre I et la II e partie.
– Allons, dit-elle.
Debout, il entoura d’un bras tendu ses épaules et, plus bas :
– Xénia !
Elle savait ce qu’il allait dire, mais avec quels mots ?
Elle attendit ces mots et il lui sembla que la joie dilatait sa poitrine :
– Xénia, nous sommes nécessaires l’un à l’autre et nous
sommes libres parce que…
Ils se turent jusqu’à l’endroit du jardin où s’élève sur un
piédestal gris un grand vase de porphyre. Là seulement, il osa demander avec un
détachement maladroit :
– Viendras-tu, Xénia ?
Elle fit oui de la tête, simplement et, pour qu’il ne
vît pas la joie rire dans ses yeux, regarda au loin les bulbes bariolés de l’église
du Sauveur-sur-le-Sang. Pour faire ce signe de tête, elle s’était, ce matin, longuement
lavée et parée de linge fin, hésitant à emporter le flacon de parfum français. L’usage
de ces produits de luxe inventés par la dépravation des riches n’était-il pas
indigne ? Pourtant le Comité du rayon faisait répartir entre les
militantes occupant les postes les plus importants les parfums saisis à la
douane. Elle se décida sur cet argument spécieux : ce n’est pas du luxe, mais
de l’hygiène. Ne serait-il pas mécontent de ce raffinement chez elle ? Mais
comme il humait la fraîcheur de ses bras nus…
Ils sortaient du jardin. Une auto, les ayant dépassés, s’arrêta
net. Un homme, haut botté, le revolver au côté, courut à leur rencontre. Xénia
ne reconnut Ryjik que lorsqu’il fut à trois pas :
– Tu te promènes, tu ne sais donc pas ce qui se passe ?
Viens tout de suite au rayon, tout le monde est mobilisé.
Ryjik remonta dans l’auto. Là seulement il sentit, comme on
ne sent une balle qu’un instant après l’avoir reçue, quelle nette piqûre au
cœur venait de le transpercer à la vue de ce couple. Affaissé sur les vieux coussins
gras de la Ford, au lieu de penser à la révolution, il pensa qu’il était trop
vieux et que c’était irréparable.
Chapitre onzième.
Le 1 er régiment estonien passa à l’ennemi le 24
mai. Le 3 e d’infanterie de la 2 e brigade trahit le 28 mai.
Le 3 e bataillon accompagné du commissaire de la brigade, Rakov, bivouaquait
à Vyra. Un ancien officier de la garde, membre du parti communiste, secondé d’une
équipe de soldats, fit au petit jour arrêter les communistes. Rakov se défendit
seul, en désespéré, dans une chaumière, et se réserva la dernière balle. Les
autres communistes furent massacrés. On fusilla cinq femmes en chemise dans un
champ mouillé. Un général arriva le matin. On avait passé une heure, après la
tuerie, à découdre les étoiles rouges pour les remplacer par des cocardes
nationales. La troupe défila musique en tête devant ses nouveaux chefs comme
dans un tableau de bataille. Quelques jours passèrent. Sous Gatchina, aux
portes de la ville, un régiment ouvrit le front. Les renforts appelés en hâte
se concentraient lentement, sans munitions, sans vivres, sans chaussures, sans
vêtements. Une inspection envoyée au fort de la Colline qui complète sur la
côte méridionale du golfe de Finlande le système défensif de Cronstadt établit
un rapport des plus rassurants. « Garnison consciente et disciplinée, aucun
indice de trahison. » Il fallait nourrir la troupe affamée, les grandes
usines en fermentation, la population décimée par le typhus et par le choléra
dont les journaux avaient ordre de ne point parler. Les trains de vivres annoncés
n’arrivaient pas, soit qu’ils ne fussent point partis, soit que des villes
affamées les arrêtassent en route. Le Conseil de la défense autorisa en
sous-main les réquisitions dans les campagnes environnantes. Les paysans s’armaient
de faux, déterraient de vieilles mitrailleuses, sortaient des cachettes des
tronçons de fusils et chassaient les détachements ouvriers, quand ils n’éventraient
pas, la nuit, les agitateurs. Les popes annonçaient la fin de
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