Voyage en Germanie

du légat annonçait que, d’après ses serviteurs, Gracilis avait souvent rencontré les potiers. Quant au potier, il me révélait qu’il était question d’une maîtresse dans l’histoire.
    — Tout ça se mord la queue en beauté ! murmurai-je à ma propre intention.
    Je supposai que les potiers dont me parlait la maîtresse étaient ceux de Moguntiacum. Mordanticus, en revanche, parlait d’une autre maîtresse : son message le spécifiait. J’envoyai une lettre de remerciement poliment reconnaissante à Julia Fortunata, lui disant que j’explorerais son information dès que possible. Il me semblait plus judicieux de miser sur une visite à Mordanticus.
    Avant de partir, je cherchai le centurion Helvetius, que j’avais vu pour la dernière fois près de Cavillonum. Il n’était pas difficile à situer : beuglant des ordres d’un ton las, il tâchait d’entraîner la bande de tocards à bras mous, genoux cagneux, pieds palmés, cervelles de moineaux et faces de lunes qui lui servait de recrues et que je l’avais vu mener à travers la Gaule – je reprends ses propres termes. C’est à lui qu’incombait d’apprendre à ces splendides spécimens à courir, nager, sauter à la perche, lutter, se battre au glaive, lancer le javelot, creuser, bâtir des murs, planter des palissades, tirer à la catapulte, former une tortue, aimer Rome, abhorrer le déshonneur, et reconnaître l’ennemi : peau bleue, cheveux roux, pantalons à carreaux, beaucoup de boucan, et c’est eux qui nous balancent des projectiles sur la tête ! À lui qu’incombait le soin de virer les gars qui avaient triché lors de l’examen de vue et de les recaser en tant que brancardiers d’infirmerie. À lui de repérer ceux qui ne savaient pas compter, pas écrire, ne comprenaient pas le latin, puis de leur enseigner le tout ou de les renvoyer chez eux. À lui de les materner tant qu’ils pleuraient leur petite amie, leur mère, leur bateau – la Première Adiutrix enrôlait encore les rebuts de la marine – ou leur chèvre favorite – les seconds fils de fermiers formaient depuis toujours le pivot des légions. À lui de les empêcher de se saouler ou de déserter, de leur apprendre à se tenir à table et de les aider à rédiger leur testament. Pour le moment, il avait seulement réussi, à force de les harceler, à les faire aligner en trois rangées bien droites.
    Ce fut avec joie qu’Helvetius abandonna son programme déprimant et prit un moment pour discuter avec moi.
    — Didius Falco.
    — Je me souviens de toi.
    — Merci ! J’aime me croire doté d’une personnalité marquante.
    Seule notre première rencontre au fond du fossé pouvait lui avoir laissé un souvenir aussi vif. Nous passâmes quelques minutes à évoquer l’épisode.
    — C’est à ce propos que je voulais te voir, repris-je.
    — Je m’en doutais !
    Il faisait partie de la catégorie des hommes impassibles. De longues années dans l’armée lui avaient appris à s’attendre au pire, et aussi que rien ne méritait jamais qu’on s’énerve. Il avait des yeux marron très foncés, comme s’il était d’origine méridionale, et un visage aussi buriné, tanné par l’usage et patiné qu’un vieux chiffon à étriller de palefrenier. Son air désenchanté était aussi usé que sa physionomie. Helvetius semblait un officier solide, totalement digne de confiance.
    Je lui annonçai que le tribun Camillus avait donné son accord pour qu’il puisse laisser tomber ses fonctions habituelles et faire un petit geste à l’égard de la collectivité civile. Helvetius ne voyait aucune objection à rendre visite au potier, si bien que je l’emmenai jusqu’à la fabrique.
    C’était à nouveau une matinée frisquette, bien qu’un soleil pâlichon cherche à dissiper la brume. Le tournant de la saison accroissait encore l’impression d’urgence que je ressentais. J’expliquai à Helvetius que j’allais sans doute devoir franchir le fleuve sous peu, et qu’il faudrait que mon voyage soit bouclé avant l’arrivée de l’hiver. La dernière des choses dont j’avais besoin serait de me retrouver coincé en territoire barbare au moment où les neiges continentales allaient s’installer.
    — Pas très marrant à aucun moment de l’année, commenta-t-il d’un ton sinistre.
    — Tu y es passé ?
    Il ne répondit pas tout de suite.
    — Seulement quand il arrivait qu’un crétin de tribun se mette dans l’idée d’aller chasser le sanglier dans