Voyage en Germanie
étaient de bon goût, joliment vernis, et les modèles étaient bien équilibrés dans la main.
— Je m’équiperais volontiers d’un bon service, mais le problème, c’est un manque de fonds criant.
— Comment ça ? Je croyais que ta petite amie était riche !
Son ton rendait la plaisanterie acceptable, même pour un abruti susceptible comme moi. Pour une fois, je renchéris :
— Ah ! c’est son père qui possède le splendide domaine sur le mont Alban. À sa place, tu laisserais le fruit de tes vignes tomber entre les griffes d’un benêt de mon espèce ?
Du reste, j’avais ma fierté. Ce n’était pas simplement l’espoir de m’arroger Helena qui me poussait à entreprendre ces missions délirantes pour le compte de l’empereur. Je caressais le rêve de vivre un jour hors de la misère. De vivre dans une maison tranquille à moi… une maison entourée d’allées ombragées de treilles, vaste, et emplie de lumière pour pouvoir y lire. Une maison où je puisse laisser vieillir une amphore de vin correct à la bonne température, puis la boire en philosophant avec mon ami Petronius Longus devant une table en érable ornée d’une nappe d’Espagne… voire de gobelets en poterie de Samos, pour peu que nous soyons lassés de mes coupes en bronze gravées de scènes de chasse et de mes verres phéniciens pailletés d’or…
J’entraînai la conversation vers des terrains plus fructueux.
— Merci de ton message, Mordanticus. De quelle histoire de femme est-il question ? Julia Fortunata ne va pas être contente si elle apprend que Gracilis lui fait des infidélités… sans parler du tintamarre auquel on peut s’attendre de la part de la petite épouse à bouche en cul de poule !
— Ma foi, je ne suis certain de rien…
Mordanticus eut l’air gêné. C’était un plaisir de constater quel respect les provinces vouaient à Rome : le potier avait quasiment honte d’avouer qu’un de nos officiers de haut rang avait dérogé au code moral romain.
— Je m’en voudrais de salir la réputation de cet homme…
— Inutile d’aller jusqu’au procès pour diffamation, suggérai-je. Contente-toi de me raconter ce que tu as découvert, et je tirerai moi-même les calomnieuses conclusions qui s’imposent.
— Eh bien ! on a demandé un jour à l’un de mes collègues comment Florius Gracilis pourrait se mettre en contact avec une femme du nom de Claudia Sacrata.
— Et c’est révélateur ? Je suis censé avoir entendu parler d’elle ?
Mordanticus eut à nouveau l’air embarrassé.
— C’est une Ubienne, de Colonia Agrippinensium. (Son regard se fixa sur un gobelet, comme s’il venait de remarquer que l’anse était de travers.) Votre général Petilius Cerialis entretenait, paraît-il, une liaison avec elle.
— Ah !
Je m’étais fait mon idée sur Cerialis. Or jusque-là, il n’y était pas question de femmes. L’homme avait commandé la Neuvième Hispana en Bretagne. Quand la révolte menée par la reine Boudicca avait éclaté, il avait tenté une percée pour aller chercher du secours, mais il était tombé dans une embuscade tendue par les tribus dans une forêt – ce qui signifiait qu’il avait dû se précipiter sans dépêcher d’éclaireurs. Petilius perdit un grand nombre de ses hommes et ne parvint à s’en tirer que de justesse, avec des vestiges de cavalerie. Les résidus de la Neuvième prirent part à la bataille finale contre la reine, mais contrairement à la Quatorzième et la Vingtième, ils n’eurent pas droit aux honneurs de Néron par la suite. De l’avis unanime, la plus récente campagne du général visant à reprendre la Germanie à Civilis avait occasionné des incidents malheureux du même genre, dont le général lui-même avait réchappé on ne savait comment… toujours à temps pour prendre part aux assauts victorieux, sa bonne réputation toujours intacte. La mine impénétrable, je lançai :
— Il n’était guère question de tentatrice ubienne dans les comptes rendus des victoires de Cerialis. Peut-être était-ce dû au fait qu’il les rédigeait lui-même.
Mordanticus comprit que je plaisantais, mais ne sut pas vraiment comment réagir.
— Il n’en a sans doute rien dit du tout…
— Je suis déçu ! Pourquoi faudrait-il que notre Florius Gracilis à nous aille rendre visite à cette beauté ? Pour la consoler de sa solitude maintenant que Cerialis a filé en Bretagne ? Je suppose qu’il n’a pas pu emmener la dame.
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