4 000 ans de mystifications historiques
de la vindicte royale et qu’on avait donc expédiés au trou sans trop de façons et sans masque.
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Ce masque lui-même pose un problème : il présente tous les caractères d’une mise en scène ; si l’on avait vraiment voulu dissimuler son visage, on lui eût mis une cagoule.
Dès le départ, ce masque fleure fort la mystification. Qui l’a demandée, Louis XIV ou Louvois ?
Un masque ne peut, par définition, servir qu’à cacher l’identité d’un personnage célèbre dans tout le pays. Or, aucun des candidats cités plus haut ne l’était et aucun grand personnage du royaume n’avait disparu.
De surcroît, l’idée que le prisonnier aurait été condamné à porter ce prétendu masque de fer sans cesse ne tient pas debout. Que le masque eût comporté une mentonnière, soit, mais en fer c’est abracadabrant. D’abord, le prisonnier aurait été vite étouffé par sa barbe, et comme il lui fallait se raser, le barbier de la prison aurait découvert son identité. Ensuite, les prisons de l’époque, et la Bastille comme elles, n’avaient rien de commun avec celles qu’on imagine de nos jours ; c’étaient plutôt des résidences forcées, où les détenus pouvaient se faire apporter leurs meubles, comme le firent Fouquet et plus tard, le cardinal de Rohan, pour ne citer qu’eux, et se faire livrer des repas de chez les meilleurs traiteurs. Les prisonniers avaient droit à des visites et l’on y allait et venait sans contrôles incessants. On lit dans le Journal d’Étienne du Junca, second du gouverneur de la Bastille, qu’un nouveau prisonnier, M. de Courlandon, s’était présenté au gouverneur, M. de Besmaus, et que celui-ci n’ayant pas de chambre meublée à lui offrir, il l’envoya coucher à ses frais à La Couronne, une auberge proche. Et M. de Courlandon revint le lendemain se faire coffrer ! Dans un tel contexte, le mystère de l’homme au masque de fer aurait été percé en peu de jours.
Nul n’ignore ces faits. Louvois n’aurait certes pas pris le risque de ridiculiser le pouvoir. Seul Saint-Mars aurait pu oser une telle mascarade. Ne l’a-t-il pas organisée dès Grasse ?
Un masque de fer ? La première fois que l’on en a connaissance, c’est sous la plume de Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV : notre grand esprit y écrit que, quelques mois après la mort de Mazarin, « il arriva un événement qui n’a point d’exemple. […] On envoya dans le plus grand secret au château de l’île Sainte-Marguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, jeune, de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d’acier qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur le visage ».
Voltaire n’est pas un jobard. Le romancier perce sous le polémiste historien et devance Alexandre Dumas de plusieurs longueurs : où a-t-il donc trouvé que ce prisonnier était si beau, puisque, justement, personne ne vit son visage ? Et ce masque aux « ressorts d’acier », où donc en a-t-il trouvé la description ? Jusqu’alors, les contemporains ne parlent que d’un masque de velours noir. Du Junca, cité plus haut, le spécifie bien dans son journal, quand il enregistre la mort du fameux captif : « Un prisonnier inconnu toujours masqué d’un masque de velours noir. »
Jusqu’à la mort du malheureux, son masque fut donc un loup de velours. Exit l’homme au masque de fer.
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Le goût du romanesque, cette sève qui nourrit les mythes, n’attendit pas Le Vicomte de Bragelonne , de Dumas. Voltaire, déjà, a affabulé à toute vapeur. L’affaire alimentait les ragots, surtout dans les milieux libéraux, qui croyaient y discerner une preuve de plus de l’arbitraire royal. La Bastille, on l’a vu, est quasiment une pension de famille, mais, dès 1715, Constantin de Renneville la décrit comme le théâtre d’orgies organisées par les geôliers, quasiment un enfer imaginé par le Marquis de Sade. Voltaire a cédé à la séduction de la légende : si quelqu’un est embastillé, il est à coup sûr un homme remarquable, victime du pouvoir despotique. L’écrivain n’est pas l’inventeur du mythe, il rapportera plus tard ce qu’on lui avait dit de l’inconnu, que celui-ci aimait le linge fin et qu’il avait la voix harmonieuse… Un véritable héros imaginaire, comme allait l’incarner Leonardo di
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