À l'ombre des conspirateurs
rouge écarlate à l’extrémité de son éperon. Un œil aux couleurs éclatantes achevait de lui donner l’aspect féroce d’un espadon fonçant en avant. Derrière moi, le maître d’équipage de l’ Isis, le colosse Bassus, hurla un avertissement.
Bouche bée, le marin de notre petite barque s’arrêta de ramer. Les trirèmes avaient beau se trouver en grand nombre dans la baie de Naples, en voir une à pleine vitesse coupait le souffle. Sur l’eau, rien n’était plus splendide ni plus dangereux.
Nous la regardions venir vers nous, terrifiés mais aussi fascinés par ses « mâchoires » : les lourdes poutres caparaçonnées de bronze qui lui permettaient d’éperonner l’ennemi. Elle passa tout près, et notre rameur se jeta à plat ventre au fond de la barque, tandis que Gordianus et moi nous agrippâmes à notre banc comme des futurs naufragés. Les vagues nées du sillage de la trirème secouaient notre fragile embarcation comme une coque de noix.
Nous attendîmes, confiants. Nous savions que, pour virer de bord, ces prodigieux navires de guerre avaient seulement besoin d’une distance égale à leur propre longueur. Après avoir terrorisé Crispus, la trirème s’arrêterait parallèlement à l’ Isis pour contrôler l’entrée de la Baie. Mais elle ne fit pas mine de s’arrêter. Juste avant la collision, Aufidius Crispus prit sa dernière décision saugrenue : plonger, sa tunique rouge sur le dos.
Il se retrouva sous les rames de tribord, se faisant proprement broyer la tête et le torse. Deux ou trois rames se brisèrent, les autres continuant à leur rythme effréné. Sous leur poussée infernale, la quille effilée de la trirème s’enfonça profondément dans la coque de l’ Isis. Tout de suite, elle fit marche arrière : une manœuvre classique pour arracher les madriers brisés dans le flanc de sa victime. L’ I sis était si léger, qu’au lieu de se libérer, la trirème recula avec la carcasse du bateau de Crispus empalée sur son éperon.
Je remarquai que la trirème s’appelait Paix – un nom qui aurait mérité qu’on ne la mette pas entre les mains d’un magistrat de province incompétent.
Notre rameur avait perdu son aviron-gouvernail. Il partit le récupérer à la nage, nous laissant danser sur la crête des vagues. Après que nous l’eûmes aidé à grimper à bord, il dirigea l’esquif vers la Paix.
Aux abords de la trirème, les turbulences s’étaient calmées. Les membres d’équipage de l’ Isis se cramponnaient à des cordes, et étaient hissés un à un sur la Paix, tandis que des marins grouillaient sur l’impressionnant éperon de bronze pour le débarrasser, à coups de hache, des débris restants. Parmi les fragments du joli jouet se dispersant au gré des flots, des cris se firent entendre. Les marins tentèrent de sauver le naufragé, mais il coula à pic.
Rendus malades par le spectacle, Gordianus et moi jugeâmes préférable de les laisser se débrouiller seuls. Nous nous hissâmes sur le pont de la trirème au moyen d’une échelle de corde qui pendait contre son flanc. Æmilius Rufus ne faisant aucun effort pour venir nous accueillir, nous dûmes traverser l’immense pont du navire pour aller vers lui. Nous arrivâmes juste au moment où des marins remontaient les restes d’Aufidius Crispus. Le maître d’équipage Bassus, l’air catastrophé, leur apportait son aide.
Encore un cadavre.
Celui-là, tout dégoulinant d’eau sanguinolente, s’écrasa sur le pont avec un bruit sourd. Gordianus paraissait aussi furieux que moi. Il arracha sa cape d’un geste violent, et je l’aidai à en envelopper le corps de Crispus. Avant de se retourner, le prêtre dit d’un ton mordant à Æmilius Rufus :
— Quel gâchis !
— Tu peux m’expliquer le but de cette manœuvre stupide ? demandai-je à Rufus en le regardant d’un air méprisant. Ne me dis pas qu’il s’agit d’un ordre de Vespasien. Il a plus de bon sens que ça !
Æmilius Rufus n’avait plus l’air aussi sûr de lui. En outre, mon opinion à son sujet s’était radicalement modifiée. Après l’avoir vu à l’œuvre, j’en concluais qu’il n’était qu’un patricien de plus, au jugement erratique, et complètement dépourvu d’intelligence pratique. J’avais rencontré plusieurs spécimens de ce type en Bretagne, pendant la Grande Rébellion : des personnages officiels de deuxième catégorie, croyant tout savoir à cause de leur pedigree, et
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