Abdallah le cruel
souverain.
Un soir, Abdallah quitta
discrètement l’Alcazar et se rendit dans une auberge. Enveloppés dans un
manteau doté d’un large capuchon qui cachait la plus grande partie de son
visage, il prêta l’oreille à la conversation. On était à la veille de la prière
du vendredi et l’un des clients de la taverne, un Musulman de fraîche date répondant
au nom de Djaffar, annonça qu’il irait se plaindre le lendemain au souverain du
comportement d’un agent du fisc. Les autres membres de l’assistance
paraissaient le connaître de longue date et l’apprécier. C’est sans doute pour
cette raison qu’il leur confiait naïvement ses griefs. Son vieux père avait
refusé de se convertir et était très malade, quasi paralysé. Pourtant, le
fonctionnaire exigeait qu’il s’acquitte de la djizziya , la capitation
exigible de tout non-Musulman, à moins qu’il ne soit indigent ou infirme. Le
muwallad avait la langue bien pendue :
— L’émir est un homme juste et
bon. Il ignore tout, j’en suis persuadé, des agissements de ses agents, de
véritables rapaces. Mon persécuteur, un dénommé Ibrahim, a même menacé de faire
bastonner mon vieux père en ces termes : « Sous les coups, il se
mettra à danser et la preuve sera faite qu’il ne peut être exempté de
l’impôt. » J’ai bien peur qu’il ne mette sa promesse à exécution et je
connais celui qui m’a donné le jour. Il est grabataire, mais il a encore assez
d’énergie pour se lever afin d’éviter d’avoir les os rompus par ce misérable.
— Tu vends des étoffes sur le
marché, lança un des membres de l’assistance ; à ta place, j’offrirai à ce
chien du tissu. Lui et ses semblables sont corrompus, la chose est de notoriété
publique.
— C’est impossible. Il vient
d’acheter une maison dans la rue des Tanneurs et souhaite que je lui fasse don
d’une pièce de soie qui fait partie d’un lot commandé par le hadjib. Je ne puis
rien en soustraire. Or c’est précisément ce qu’il veut. J’ai bien essayé de lui
proposer d’autres marchandises. Il n’a rien voulu savoir. Aujourd’hui encore,
il a ricané en passant devant ma boutique et m’a dit : « Je sais qui
dansera bientôt. » J’espère que je pourrai remettre ma supplique demain à
l’émir. J’ai l’intention d’arriver très tôt car il y a foule et certains
repartent bredouilles.
Quand Djaffar fit passer à travers
la fenêtre grillagée la lettre qu’avait rédigée pour lui un écrivain public et
expliqua brièvement son cas, il faillit s’évanouir en entendant Abdallah lui
dire :
— Djaffar, quel dommage que tu
n’aies pas été là ce matin, rue des Tanneurs ! Un certain Ibrahim a
beaucoup dansé et je doute fort qu’il revienne t’importuner. J’ai donné des
ordres pour que ton père soit définitivement exempté de la capitation. Ne me
remercie pas. J’ai pris soin de prendre des renseignements sur toi et l’on m’a
affirmé que tu t’étais converti après mûre réflexion et non par intérêt.
Continue à être un bon Musulman et Allah se montrera toujours compatissant
envers toi.
Quand il rentra dans son quartier,
le marchand d’étoffes constata que tous les habitants avaient eu vent de la
mésaventure survenue à l’agent du fisc. La rumeur enfla rapidement. Chacun
était désormais convaincu que l’émir se mêlait, sous divers déguisements, à ses
plus humbles sujets et qu’il punissait impitoyablement les fonctionnaires
coupables de corruption. Ces derniers, tant qu’il régna, furent pris d’un
singulier accès d’honnêteté et chassaient de leurs bureaux ceux qui tentaient
d’acheter leurs faveurs. Leur travail s’améliora considérablement car ils se
croyaient à la merci d’une dénonciation. Toute sa vie, Abdallah fut
reconnaissant à Walid Ibn Ghanim de sa suggestion. Elle lui assura la fidélité
inconditionnelle des habitants de la capitale, une attitude qui contrastait
singulièrement avec celle de ses autres sujets.
Le général Abd al-Malik Ibn Abdallah
Ibn Umaiya avait eu raison de se montrer pessimiste. L’avènement d’un nouveau
monarque était habituellement le prétexte au déclenchement de troubles,
certains cherchant à éprouver la fermeté du souverain. Quelques saifas
habilement menées suffisaient généralement à rétablir l’ordre. Ce ne fut pas le
cas cette fois-ci. Muwalladun, Arabes et Berbères semblaient s’être donné le
mot. Du nord au sud et de
Weitere Kostenlose Bücher