Alias Caracalla
j’ignore le sort exact qui
nous sera réservé en cas d’arrestation et, surtout, quelles seront nos réactions. Nous savons juste que nous
risquons la prison, la torture, peut-être la mort.
Depuis l’arrivée de la Gestapo en zone sud, nous
nous attendons au pire. C’est quoi, le pire ? Fautede temps pour y penser, notre avenir demeure vague,
même s’il justifie une vigilance permanente.
En Angleterre, déjà, nous évoquions cette éventualité : en cas d’arrestation, aurions-nous le courage de résister aux interrogatoires musclés ? Certes,
le BCRA nous a demandé de « tenir seulement
quarante-huit heures » afin que nos camarades aient
le temps de prendre des mesures de sauvegarde. Mais
quarante-huit heures, c’est combien de temps, au
juste, sous la torture ?
En fait, je ne me suis jamais attardé à ces questions, trop conscient de leur inutilité. Depuis mon
parachutage, je ne quitte jamais ma pilule de cyanure, bien décidé à la croquer pour ne pas me déshonorer. C’est en tout cas monintention 22 .
Mercredi 9 décembre 1942
La veuve Pupuna
Pendant ma jaunisse, j’ai eu quelques conversations avec M. Moret au sujet des locaux de travail,
d’émission ou d’habitation, qui manquent toujours
cruellement. Depuis quatre mois, il épluche les petites annonces.
Un jour, il m’a montré l’une d’elles, découpée dans Le Nouvelliste : le propriétaire d’un appartement de
quatre pièces, à côté de la place des Terreaux, cherchait un locataire et annonçait qu’il passerait la journée du 9 à Lyon. Les personnes intéressées étaientinvitées à se présenter au troisième étage du n o 11
rue des Augustins.
Je m’y présente en fin de matinée. Le propriétaire
lui-même ouvre la porte sur un décor de grand guignol : le couloir et les pièces avoisinantes sont
encombrés d’emballages variés empilés jusqu’au
plafond — poubelles en fer, vieux journaux, cartons
remplis de cendres, de mâchefer, de bouteilles vides
et de boîtes de conserve ouvertes.
Les détritus forment dans l’appartement un véritable labyrinthe, à travers lequel je me faufile jusqu’au
salon. Là m’attend un autre spectacle : les tiroirs
des tables et des commodes sont ouverts, leur
contenu s’étale sur les meubles ou jonche le sol. Il
se compose de photos d’hommes et de femmes en
maillot de bain, tous âges confondus.
Détail piquant : les seins des femmes et le sexe
des hommes sont « améliorés » de gros traits de
crayon rouge ou bleu. Ces photos sont accompagnées de centaines de lettres de tous formats et de
toutes écritures, répandues également sur les sièges
et sur le parquet : je marche sur les archives de
Barbe-Bleue…
Une pénombre dramatique enveloppe ce décor de
film expressionniste. J’ai l’impression de pénétrer
dans la grotte Malampia décrite par Gide dans La
Séquestrée de Poitiers . Est-ce l’appartement d’un
fou, d’un criminel ?
Le propriétaire m’explique d’un ton détaché que
sa locataire — car c’est une femme — est une certaine veuve Pupuna. Elle refuse depuis dix ans de
payer son loyer. Il a tout tenté pour l’expulser, mais
elle est protégée par son grand âge et les lois édictées après l’armistice. Depuis des mois, elle ne sort
pas de l’appartement, craignant de ne pouvoir yrentrer. Elle vit recluse grâce à des « réserves » qu’elle
a accumulées pour un long siège. Évidemment, elle
ne descend plus ses poubelles, dont le contenu
encombre les pièces.
Le propriétaire me raconte comment il a pu mettre un terme à cette situation burlesque. La veuve
Pupuna se faisait livrer sur son palier par un épicier
ami l’essentiel des produits nécessaires à sa survie.
Après plusieurs tentatives infructueuses d’un huissier venu l’expulser, le propriétaire imagina un stratagème.
Un matin, à 7 heures, le représentant de la loi se
présenta en imitant la voix du laitier. Méfiante malgré tout, la dame refusa d’ouvrir. L’huissier, après
avoir installé bruyamment une bouteille de lait devant
sa porte, demanda à son collaborateur de redescendre seul l’escalier en parlant fort ; il demeurait pour
sa part sur le palier, le dos collé au mur.
Après que la porte de la rue eut claqué avec fracas, la veuve Pupuna, rassurée, ouvrit pour prendre
la bouteille de lait. L’huissier bondit aussitôt, la
repoussant à l’extérieur. La police, avertie par
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