Alias Caracalla
Dupont,
sous les ordres duquel je sers maintenant, et lui fais
part de l’état déplorable du moral de mes camarades et du mien.
Il y a ceux qui vivent au jour le jour dans l’inconscience, et ceux qui connaissent le prix de ce qu’ils
ont abandonné et la grandeur exigeante de la cause
pour laquelle ils se sont engagés. J’estime que nous
avons besoin de savoir ce que nous faisons en
Angleterre après la fin du peloton et de l’entraînement.
Dupont est un officier modèle qui, depuis juillet
1940, cherche à faire de nous des vainqueurs. Mon
aveu le gêne. Il s’interroge : A-t-il failli en ne nous
expliquant pas notre mission ? Il me révèle que les
sentiments que j’expose n’ont rien d’exceptionnel.
Ce sont ceux d’une troupe au repos et qui s’ennuie :
« Ne vous inquiétez pas, tout cela est provisoire. Dès
que nous partirons au combat, non seulement le
moral reviendra, mais nous serons capables de nous
surpasser. »
Comme tous mes camarades, j’admire Dupont
tout autant pour l’efficacité de son commandement
que pour son exigence morale de chrétien. Toutefois, cette conversation me déçoit. J’ai le sentiment
qu’il n’a pas compris mes critiques et qu’il tente
seulement de me consoler. Que peut-il faire d’autre
puisqu’un non-dit les motive : la destruction du
bataillon après la visite de De Gaulle ?
Nous seuls pouvons guérir de la nostalgie qui
nous ronge. Chacun invente un remède selon son
caractère : lectures, musique, permissions, flirts.
Ceux qui, comme moi, ont été promus sergents
jouissent d’une existence privilégiée. Si les baraquements de sous-officiers où nous sommes désormais
installés ne sont guère plus confortables que ceux
des chasseurs, la vie quotidienne y est transfigurée :
les inspections sont terminées, et nous sommes
libres d’aménager la hut à notre guise. De plus, nous
prenons nos repas au mess, où l’ordinaire est sans
commune mesure avec celui de la troupe. L’élévation substantielle de notre solde nous débarrasse en
outre des soucis financiers. Enfin, nous sommes
libres de nos soirées.
Dimanche 22 juin 1941
L’Allemagne envahit la Russie
Michel Carage m’a proposé de passer un week-end à Bournemouth, sur la côte. Le printemps chaud
de cette année favorise notre escapade.
Nationaliste comme moi, ce nouveau complice
possède une autre grande qualité : il est beau, et savoix profonde ajoute au charme d’un être heureux.
Avec lui, les filles tombent sans résistance. Une fois
qu’il a fait son choix, les autres se rabattent sur les
faire-valoir qui l’accompagnent.
C’est ainsi que j’ai été conquis par une jeune
Anglaise au style de « vierge italienne », qui, le temps
d’un week-end, m’a fait oublier Domino. C’est la
première fois depuis notre séparation. Érosion du
temps…
La longueur du trajet de retour en train me permet de lire les derniers numéros de France . Après les
anniversaires des 17 et 18 juin, une actualité nous
concerne au premier chef : la lutte des Français
libres pour conquérir la Syrie contre les Français de
Vichy. Cette douloureuse affaire arrive à sa conclusion. De jour en jour, on annonce la progression des
Alliés vers Damas, puis l’encerclement de la capitale
syrienne.
À côté de ces informations majeures, des dépêches
plus ou moins crédibles des agences d’Ankara ou de
Stockholm font état d’une tension germano-russe.
Périodiquement, ces révélations sensationnelles apparaissent entre les gros titres : « Rupture des relations américano-allemandes », « Entrée en guerre
des États-Unis », « Traité de paix entre Vichy et les
Allemands », etc. Je n’y prête guère attention, car
elles disparaissent rapidement ou sont démenties.
De retour à Old Dean, j’apprends par la BBC que
l’Allemagne a envahi la Russie ce matin, à 5 heures
et demie. C’est pour nous tous une énorme surprise,
un événement aussi considérable que la déclaration
de guerre de septembre 1939.
Maurice Schumann commente l’extraordinaire
nouvelle :
La France libre, gérante provisoire du patrimoine matériel et moral de la nation, se réjouit
de voir l’oppresseur de nos foyers et l’envahisseur
de nos terres acculé à cette suprême folie : la guerre
sur deux fronts, sans compter la guerre d’Afrique.
Selon lui, Hitler met en œuvre le projet de guerre
à l’Est qu’il a exposé dans Mein Kampf , sans
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