Au Pays Des Bayous
disposition de l'armée. Lors de l'attaque prématurément conduite par d'Artaguiette, la défense des positions fortifiées, que les Chicassa eussent été incapables de concevoir et de construire seuls, fut inspirée par ce que nous appellerions aujourd'hui des conseillers techniques britanniques. Le capitaine d'Artaguiette identifia d'autant plus aisément ces derniers qu'ils ne cherchèrent pas à se cacher. « Malgré l'irrégularité de cette conduite, comme à notre arrivée ils avaient dans l'un des trois villages arboré un pavillon anglais pour se faire connaître, je recommandai au chevalier de Noyan d'empêcher qu'on les insultât, s'ils voulaient se retirer, et pour leur en laisser le temps je lui ordonnai d'attaquer d'abord le village opposé à celui du pavillon. » On ne peut trouver geste plus noble et plus fair-play, comme auraient dû en convenir les agents de George II avant de décamper. Mais cette élégance de guerre en dentelles coûta la vie à M. d'Artaguiette, au capitaine des Essarts, aux lieutenants Étienne Langlois et de Saint-Ange, aux enseignes de Coulanges, Levieux, Carrière, La Gravière, de Courtigny et à six cadets. Le père Sénac, un missionnaire, et M. Lalande, capitaine de milice, furent blessés et faits prisonniers.
Il arrive que Mars se moque du panache et donne la victoire aux pragmatiques, aux rustauds ou aux butors insensibles à la beauté d'un geste. Quelques années plus tard, Samuel Johnson, lexicographe anglais, exprimera sur le comportement chevaleresque un point de vue britannique alors ignoré du brave d'Artaguiette et qui donne à réfléchir. « Si vous traitez votre adversaire avec respect, vous lui accordez un avantage auquel il n'a pas droit », lança, vers 1750, l'ami de Boswell. En mai 1736, les Chicassa et leurs commanditaires surent user de cet avantage indu.
Après l'affrontement, les Indiens, s'étant emparés des armes et des munitions des Français, attendirent avec assurance l'assaut du groupe commandé par Bienville. Celui-ci fut repoussé avec une vigueur qui surprit le gouverneur et sema la déroute dans les rangs de son armée. Une centaine de Français furent mis hors de combat et il fallut, pour la première fois devant des Sauvages, battre en retraite. Sans l'aide des Chacta, qui comptèrent vingt-deux morts, la défaite eût été encore plus humiliante. M. de Lusser, de la compagnie suisse, le chevalier de Contrecœur, le sieur de Juzan, trois officiers de valeur, avaient été tués ; le chevalier de Noyan, petit-neveu de Bienville, M. d'Hauterive, capitaine des grenadiers, MM. de Velles, Grondel et Montbrun figuraient parmi les blessés.
Il se trouva de bonnes langues à La Nouvelle-Orléans pour murmurer que M. de Bienville ne possédait plus, à cinquante-six ans, la pugnacité de l'âge mûr, et qu'il s'était montré un peu trop timoré. Ces critiques injustes augmentèrent la morosité du gouverneur et le déterminèrent à préparer une nouvelle expédition contre les Chicassa, dont l'outrecuidance ne connaissait plus de bornes. Maurepas, qui soutenait Bienville, obtint de Louis XV tout ce que le gouverneur demandait. En 1738, les renforts attendus arrivèrent à La Nouvelle-Orléans, sept cents soldats bien armés, des sapeurs, des mineurs, des canonniers, des canons, des tonnes de boulets, des vivres, des marchandises : de quoi faire une vraie guerre. En 1739 fut enfin constituée une armée, forte de mille deux cents Français et deux mille huit cents Sauvages, que commandait M. de Noailles d'Amie. Maurepas, qui faisait passer l'efficacité avant le tact, avait jugé prudent d'envoyer en Louisiane un jeune lieutenant de vaisseau nanti de pouvoirs qui obligeraient le gouverneur « à se concerter pour le service de ses troupes avec le sieur de Noailles, qui a les talents et l'expérience nécessaires pour le commandement ». Le 12 novembre, l'armée campa près du fort Assomption, au confluent de la rivière Margot et du Mississippi, près de l'endroit où se trouve aujourd'hui la ville de Memphis, mais il fallut attendre le mois de janvier suivant pour qu'on se mît en route. L'apparition de cette force suffit à convaincre les Chicassa de l'inutilité de toute résistance : ils demandèrent humblement la paix, ce que Bienville leur accorda en échange des derniers Natchez qui furent exterminés. Cette fois encore, la mansuétude des Français ne fut pas récompensée. Les Chicassa, sans oser mener
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