Au pied de l'oubli
manœuvrant avec douceur.
Pousse, pousse, encore, plus fort, pousse !
Dans sa tête, Julianna maugréa : il pense-tu que je suis en train
d’accoucher...
— Pousse !!!
S’il le dit encore une fois... je...
Julianna n’eut pas le temps de compléter sa pensée que la voiture, se dégageant
de son piège, lui fit perdre pied. Elle se retrouva allongée de tout son long
dans la boue. François-Xavier freina et se porta au secours de sa femme.
Refusant toute aide, Julianna se remit sur pied. Déconcerté à la vue de Julianna
couverte de terre, François-Xavier resta silencieux. Avec ironie, Julianna
susurra :
— C’est vraiment les plus belles vacances de ma vie…
— J’vas aller brasser ma soupe, murmura Mélanie en essayant de refouler
l’angoisse qui l’envahissait en pensant à l’avenir.
Pierre ne bougea pas de son poste d’observation. Son inquiétude grandissait.
Les routes de la Gaspésie, par mauvais temps, pouvaient devenir impraticables.
Il aperçut une silhouette, vêtue d’un ciré jaune de pêcheur, se diriger vers la
maison. Pierre se dépêcha d’ouvrir la porte.
— Entrez vite, Miss Harrington, restez pas à vous fairemouiller ! dit-il en accueillant la visiteuse.
— Il ne pleut presque plus, affirma la voisine.
Avec politesse, Mélanie lui avança une chaise. L’Américaine y prit place et
s’informa :
— Vos parents, Pierre, ne sont pas encore arrivés ?
— Je les attends pour bientôt. Ils ont couché à Percé.
— Alors, ils ne tarderont pas.
— Je l’espère… murmura Pierre.
— Je suis venue chercher Timmy, dit Miss Harrington.
— Il a dû s’endormir au pied du lit de Dominique, supposa Mélanie. Ah, en
parlant du loup ! ajouta-t-elle en voyant Timmy descendre l’escalier.
— Bonjour, bonjour ! lança joyeusement le trisomique.
— As-tu eu le temps de faire bakery, Pierre ? Je t’achèterais bien un
pain, demanda l’Américaine.
— C’est pas le temps qui me manque, vu que j’embarque plus sur la mer.
— Pauvre Pierre... La Joséphine est aussi vieille que moi. And I’m a
very old woman.
Pierre regarda Miss Harrington. C’est vrai que sa voisine accusait maintenant
son âge. Le dernier hiver l’avait vue dépérir comme jamais. Les traits émaciés,
le teint gris, elle ne semblait guère en forme. D’ailleurs, voilà quelques mois,
la vieille femme les avait surpris par une demande bouleversante. Celle
d’accepter de prendre soin de son pauvre fils si elle devait partir avant lui.
Avec émotion, elle leur avait confié à quel point la crainte que son unique
enfant se retrouve sans soutien la tenaillait. Qui s’occuperait de Timmy, un
demeuré ? Personne ne voudrait d’une charge supplémentaire. C’était sa plus
grande peur. Pierre et Mélanie avaient promis de ne pas abandonner le simple
d’esprit. Rassurée sur l’avenir de son fils en cas de malheur, Miss Harrington
selaissait-elle décliner ? Bon, qu’avait-il à penser à la mort
aujourd’hui ? Depuis son réveil qu’il ressentait un étrange pressentiment.
Pierre sourit à Miss Harrington et prit l’argent qu’elle lui tendait en échange
de la belle grosse miche dorée à point que Mélanie venait d’apporter. Il avait
appris à boulanger dans les chantiers. C’est donc tout naturellement qu’il
enfournait pour sa famille. Il avait donné un pain à sa voisine, qui commença à
lui en acheter et à en parler au village. Ainsi, Pierre fournissait plusieurs
personnes de L’Anse-à-Beaufils en pains.
— Ah, non, le brouillard se lève ! Bon, je vais à leur rencontre, décida Pierre
en quittant la pièce. Tu embarques dans le camion avec moi, Timmy ?
Timmy sur les talons, Pierre mit sa casquette et partit à la recherche de ses
parents. — Vous prendrez ben une tasse de café ? offrit Mélanie.
Miss Harrington accepta.
— Je t’ai rarement vue si nerveuse, fit remarquer l’Américaine en notant les
mains tremblantes de la jeune femme tandis que celle-ci sortait tasses et
soucoupes.
— J’ai grouillé toute la nuit, je sais pas ce que j’avais.
— Don’t worry, Mélanie, ta belle-mère est idiote de ne pas t’apprécier,
ajouta-t-elle.
Sa voisine était devenue une grande amie. Mélanie lui avait confié bien des
secrets, telle la mésentente entre elle et Julianna. Pierre semblait aveugle et
sourd aux coups d’œil dépréciatifs
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